Aux origines des « trois flèches »

lundi 19 décembre 2011

Dans la « Brève histoire du poing levé » publiée sur le site de la section d’Aubervilliers du PCF était évoqué le fait « qu’en octobre 1931, le SPD et la centrale social-démocrate ADGB créent une nouvelle organisation de défense antifasciste s’ajoutant à la Reichbanner, le Front d’airain (Eiserne Front) dont les symboles sont trois flèches pointées obliquement vers le bas, un salut, bras tendu et poing fermé, et un cri « Freiheit ! ».

Voici donc le symbole des « trois flèches » associé au Front d’Airain dont un personnage assez mystérieux, connu plus tard en France sous le nom de « Docteur Flamme », s’attribue l’invention. Sous cette identité romanesque se dissimule un social-démocrate russe âgé de cinquante ans, qui a quitté la Russie en 1921 pour s’exiler en Allemagne, et dont la véritable identité est Serge Tchakhotine.

Serge Tchakhotine, docteur en biologie et ancien assistant d’Yvan Petrovitch Pavlov - le découvreur du « réflexe conditionnel » – au laboratoire de physiologie de l’Académie des sciences de Petrograd, croit pouvoir transposer en politique les leçons de son maître. Tchakhotine, profondément convaincu qu’il convient d’affronter le nazisme sur le terrain des émotions de masse, a relaté dans son ouvrage "Le viol des foules" par la propagande politique [1] dans quelles circonstances il mit au poing le symbole des « trois flèches » [voir ci-dessous].

Tchakhotine entendait propulser l’usage des « trois flèches » à la fois dans des dimensions identitaire et de combat : la symbolique apparaît, par delà son usage de murs où elle efface la croix gammée (svastika) nazie, comme un maillon d’un dispositif plus global qui incorpore le lever de poing et le cri « Freiheit ! » qui lui est associé. Dans ce retournement de la « culture du Kampf » [2] les « trois flèches » fonctionnent comme symbole graphique et plastique d’intimidation.

Les propositions de Tchakhotine rencontrent bientôt l’intérêt d’un groupe de jeunes dirigeants du SPD, font l’objet d’une expérimentation à Heildelberg puis lors du scrutin régional de juin 1932 en Hesse. Elles sont reprises un peu plus tard à l’échelle nationale par la direction de la Reichsbanner et, localement, par certains secteurs du SPD.

Les « trois flèches » entrent dès ce moment dans la symbolique de l’époque. Les socialistes autrichiens font leur le symbole dès 1932. En France, le leader socialiste de la fédération de la Seine, Marceau Pivert, fait adopter les « trois flèches » et les militants pivertistes associés aux jeunesses socialistes recourent systématiquement au symbole dont l’usage se généralise à peu près en 1936 ainsi que le montrent maintes photographies des cortèges et occupations d’usines de la période.

Poing levé, faucille et marteau, « trois flèches » forment bien le tripode symbolique de l’antifascisme et de la période du Front populaire.

André Narritsens


L’invention des « trois flèches » selon Serge Tchakhotine

in Le viol des foules par la propagande politique.

« (…) en traversant un carrefour à Heidelberg, je fus tout à coup comme frappé par la foudre. Au coin d’un mur était peinte une croix gammée, rayée par un gros trait de craie blanche. Une pensée me traversa comme un éclair : mais voilà la solution que j’avais cherchée au problème d’un symbole de lutte, qui nous serait propre ! C’est précisément ce qu’il nous faut !

Je m’expliquai immédiatement le fait psychologique : un ouvrier impulsif, excité par l’affaire de Boxheim [3] ne pouvant plus contenir son émotion, poussé à réagir violemment, avait pris un morceau de craie ou un caillou et barré l’insigne odieux de la croix gammée ; en la détruisant ainsi, il donnait libre cours à sa haine accumulée. Qui était-il ? Nous ne le saurons jamais. L’image d’un Soldat Inconnu de notre grande armée ouvrière apparut subitement à mes yeux. En proie à une grande émotion, je dressai un plan, simple et clair : il devait en être ainsi partout, aucune croix gammée, dans toute l’Allemagne, ne devait être dorénavant épargnée ; le symbole hitlérien qui agissait comme un moyen de déclenchement d’un réflexe conditionné, favorable à Hitler, devait nous servir à obtenir l’effet contraire : désormais, il devait montrer l’esprit agressif, indomptable de ses adversaires : toutes les croix gammées biffées par une main invisible, brisées - un nouveau réflexe conditionné, enfoncé à grands coups dans l’esprit des masses - la volonté d’une nouvelle force, celle de la classe ouvrière, enfin éveillée et surgissant partout !

J’avais trouvé la solution, mais était-elle applicable ? Pouvais-je espérer la mettre en pratique dans l’Allemagne entière ? C’était là la grande et émouvante question. Le lendemain soir je convoquai quelques jeunes ouvriers, tous camarades de la “bannière du Reich”. Je leur parlai de notre lutte, je leur expliquai la signification du symbole, je les enflammai, leur mettant chacun un morceau de craie à la main : « Au combat, les gars, leur dis-je, biffez le monstre crochu par une flèche, par un éclair ! » Le trait devint la flèche, le caractère dynamique de notre lutte était ainsi mieux exprimé.
En ma qualité d’homme de science, habitué à traduire par des chiffres l’intensité d’un phénomène, je me munis d’un bloc-notes et je parcourus chaque matin une rue déterminée. Je comptais les croix gammées biffées et les croix nouvellement peintes. Je constatai une certaine proportion. Les jours passèrent. La guerilla faisait rage, la proportion restait toujours à peu près la même. Après une semaine de lutte de symboles, sur les murs de la ville, le moment attendu vint : la proportion entre les deux chiffres s’accrut en notre faveur. D’abord lentement, d’une manière oscillante, puis toujours plus rapidement, jusqu’à ce qu’il n’y eût plus partout que des croix biffées. Trois semaines s’étaient écoulées. La bataille était gagnée ! Les hitlériens étaient épuisés, ils comprirent qu’ils n’y avait rien à faire et ils abandonnèrent la partie. Je rencontrais maintenant beaucoup de nos militants qui, les yeux brillants d’enthousiasme, me confiaient : « C’est extraordinaire ! Chaque fois que l’on voit dans la rue le signe ennemi biffé, anéanti, on ressent comme un choc intérieur : nos hommes ont passé par là, ils sont actifs, ils luttent vraiment. »

La tâche était donc réalisable, je pouvais croire que cette lutte serait couronnée de succès ; elle le serait certainement, si seulement on pouvait la provoquer partout. Le deuxième pas devait donc être tentée : on devait gagner à cette cause nos organisations, nos chefs. N’était-ce pas possible ? L’idée était simple et, mise en pratique, avait donné des résultats positifs. De simples ouvriers la comprenaient tout de suite et l’acceptaient ; pourquoi les chefs ne le feraient-ils pas ? Nous avions des organisations puissantes ; ce réseau pouvait en peu de temps rendre nos nouvelles armes populaires et efficaces. Plein de confiance, je me lançai dans la bagarre.
Je commençai par parler à mes meilleurs amis socialistes de mes tentatives et de mes expériences : on décida d’adopter la flèche comme symbole du Front d’airain ; entre temps, je l’avais transformée en une triple flèche, tout d’abord pour arriver, par la répétition du signe, à un renforcement de son efficacité, ensuite pour souligner l’idée effective du mouvement. De plus, le symbole des trois flèches exprimait fort bien la triple alliance entre les organisations ouvrières réunies du Front d’airain : le parti, les corporations syndicales et la Bannière du Reich avec les organisations ouvrières sportives ; ainsi les trois flèches symbolisaient aussi les trois facteurs du mouvement : puissance politique et intellectuelle, force économique et force physique. En plus, ce symbole était dynamique, offensif et rappelait aussi les trois qualités qu’on exigeait des combattants : l’activité, la discipline et l’union. Les idées libératrices de la Révolution française, y étaient également exprimées : liberté, égalité, fraternité. Et puis encore : le parallélisme des trois flèches exprimait d’une façon tangible la pensée de front uni : tout devait être mobilisé contre l’ennemi commun - le fascisme.

Enfin, le chiffre trois paraît si souvent dans la vie humaine, dans les pensées, dans la vie intime, dans l’histoire, qu’il est devenu en quelque sorte un chiffre « sacré ». Le fait qu’il a pris racine dans le domaine du subconscient, joue un rôle considérable pour son efficacité psychologique. Ce symbole, si facile à reproduire que tout enfant pouvait le dessiner, avait de plus cet avantage qu’il ne pouvait être détruit : les adversaires ne pouvaient pas superposer leur symbole au nôtre, comme nous le faisions sur le leur, car dans ce cas on aurait eu l’impression que c’était encore la croix gammée qui était biffée par nos trois flèches. »

Notes

[1L’ouvrage a été publié en français en 1939, chez Gallimard (NRF). Il a été réédité, toujours chez Gallimard, dans la collection Tel, en 1992.

[3En 1931, Werner Best, président du groupe nazi du Landtag de Hesse, est mis en cause pour avoir rédigé des documents dits « de Boxheim » qui envisageaient la prise du pouvoir par les nazis en réponse à une tentative révolutionnaire du parti communiste et énuméraient les mesures de répression à prendre contre les communistes et, plus largement, les républicains. Traduit en justice, Best est acquitté en octobre 1932, au motif que son texte était fondé sur une fiction ! Best effectuera une carrière dans la SS et organise déportations et camps de concentrations.

2 Messages

  • Aux origines des « trois flèches » Le 28 décembre 2011 à 04:44, par Une leçon d’histoire

    Le sujet n’est pas des plus intéressants mais je dois saluer le rigueur de la démarche de monsieur Narritsens qui est d’un apport inestimable pour les questions qu’il traite. Tout cela donne crédit à ses publications là où au contraire la ville et son maire sont dans le discrédit total. On l’a vu à propos des plaques de rues.

    Un bémol toutefois. Là où il y a pu y avoir débat avec affrontement des idées, comme cela a été le cas avec le colloque sur Léon Jouhaux, la connaissance en est sortie renforcée.

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  • Continuez Le 28 décembre 2011 à 10:18

    Traiter de sujets tels le poing levé, les trois flèches, la faucille et le marteau est en soi intéressant. Que le site du PCF le fasse est encore mieux. Il témoigne ainsi d’un effort de culture.

    Nous ne pouvons pas vivre au milieu de choses brouillées. Nous avons besoin de comprendre.

    Bien sûr il y a des livres plus ou moins sérieux d’ailleurs mais que l’on mette à disposition des textes relativement courts et référencés est un incontestable plus pédagogique.

    Continuez donc à fabriquer dans la durée de telles ressources de connaissance historique.

    Pour ce qui me concerne, j’aimerai beaucoup que l’on traite aussi de la chanson sociale et des grands chants du mouvement ouvrier (L’Internationale, La jeune garde...). que l’on nous parle aussi des drapeaux rouges, noirs et tricolore.

    A bientôt j’espère. Félécitations. Continuez sur ce chemin.

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