Brève histoire du poing levé (1ère partie)
mercredi 30 novembre 2011
Le poing levé sature aujourd’hui l’espace mondial des colères. Il s’est en quelque sorte installé comme un identifiant symbolique qui se prête à des usages multiformes, individuels ou collectifs. Observer cette gestuelle pour la comprendre au présent n’économise pas un nécessaire retour vers ses origines [1].
Qu’en est il donc de la symbolique du poing ?
Celle-ci s’enracine tout d’abord dans l’étymologie du vocable : poing est issu du latin pugnus qui signifie « main fermée » et « contenu d’une main ». Une seconde dérivation étymologique est évoquée : une origine indo-européenne identique à celle de « poindre » qui signifierait « piquer », « tourmenter ». En tout cas le poing fonctionne au cœur d’attitudes agressives : « poing » produit « empoigner », « poigne » et l’on se bat « à coups de poing », l’on « tape du poing sur la table », on « tend le poing vers quelqu’un » en signe de menace…
Cette évocation du poing comme élément agressif est contredite par le Dictionnaire culturel en langue française publié sous la direction d’Alain Rey, qui indique que « le salut à poing levé » est « signe de fraternité dans le combat politique (partis d’extrême gauche) ». La notation est courte, trop courte et par là même insuffisante : revenons donc aux origines.
Et tout d’abord à une réalité bien méconnue : la détestation de Karl Marx pour les symboles qui procédait de son refus de voir singer les révolutions antérieures en revêtant les « oripeaux du passé ». Cette position contredisait fortement la culture issue de la révolution française qui adorait les symboles : drapeau tricolore, bonnet phrygien, bustes des grands hommes, culte de l’être suprême, fêtes nationales… Cette tradition allait l’emporter : dans ses pratiques le mouvement ouvrier en Europe se dote bientôt de repères symboliques : drapeau rouge, chant de l’Internationale, célébrations du 1er mai, des martyrs et des morts, rituels de congrès…
Poing levé et « culture du Kampf »
L’apparition du poing levé comme signe identitaire prend place dans cette lourde appropriation symbolique et s’installe aussi dans la mobilisation par la révolution russe du pouvoir attractif des symboles auquel s’ajoute, à partir de la mort de Lénine en 1924, un culte de sa personne. Mais son berceau est l’Allemagne où la République de Weimar [2] connaît, dès sa création, une forte militarisation des expressions de masse nationalistes puis fascistes : ce que l’on appelle la « culture du Kampf » (du combat) s’installe, qui entend marquer la continuité avec l’Empire et signifier le refus de considérer la Grande guerre comme perdue. La militarisation des défilés et parades témoigne aussi d’un projet politique de militarisation de la société.
Les partis de gauche ne peuvent laisser le champ libre aux pratiques violentes qu’induit un tel projet politique et doivent en conséquence organiser des groupes d’auto-défense puis, à partir de 1924, des organisations paramilitaires. La première l’est à l’initiative conjointe du parti social-démocrate (SPD), du parti du Centre (catholique) et du Parti démocratique allemand (DDP). Dans les faits cette organisation (Reichsbanner Schwarz-Rot-Gold) qui se donne pour but de lutter contre les extrémismes de gauche et de droite, est contrôlée par le SPD. Elle déclare bientôt regrouper trois millions et demi de membres parmi lesquels un million sont actifs et organise parades de rues et grands rassemblements.
Le parti communiste (KPD) n’est pas en reste, qui crée la même année une organisation intitulée Rote Frontkämpferbund (RFB) –Ligue des combattants du front rouge- ouverte à tous ceux qui souhaitent lutter contre le fascisme et la menace de guerre impérialiste. Dans leurs apparitions de rue, les membres du RFB portent l’uniforme ajoutant au serment prêté au drapeau le cri « Rot Front ! » (« Front rouge ! ») et un salut qui n’est rien d’autre que le poing levé à hauteur de la tête qu’un dessin du graphiste communiste John Heartfield transforme bientôt en emblème de l’organisation.
Le poing levé du Rot Front réplique avec résolution et combativité au salut fasciste de la main tendue repris par Hitler de l’exemple italien. Voici donc établie l’origine du poing levé.
Le fait qu’il ait été d’abord le signe distinctif du RFB, installe le poing levé dans une dimension particulière. Le RFB est en effet conçu par le KPD, non point comme une organisation de simple autodéfense mais comme l’embryon de la future armée rouge allemande. A la fin des années 1920, alors que l’Internationale communiste préconise la ligne « classe contre classe », le RFB, dont les effectifs atteignent 100 000 hommes, engage des confrontations directes avec la police. Après le mai sanglant de 1929 (plus de 40 morts) [3] il est interdit mais poursuit son action dans l’illégalité.
On notera qu’en octobre 1931, le SPD et la centrale social-démocrate ADGB créent une nouvelle organisation de défense antifasciste s’ajoutant à la Reichbanner, le Front d’airain (Eiserne Front) dont les symboles sont trois flèches pointées obliquement vers le bas, un salut, bras tendu et poing fermé, et un cri « Freiheit ! ».
André Narritsens
La suite ici : Brève histoire du poing levé, 2ème partie
Notes
[1] Pour une approche développée des origines du lever de poing, on se reportera à :
Philippe Burin, Poings levés et bras tendus. La contagion des symboles au temps du Front populaire. XXe siècle. Revue d’histoire, n° 11, juillet-septembre 1986, p. 5-20 ;
Gilles Vergnon, Le « poing levé », du rite soldatique au rite de masse. Jalons pour l’histoire d’un rite politique. Le mouvement social, n° 212, 3/2005.
[2] On appelle République de Weimar le régime ayant caractérisé l’Allemagne de 1919 à 1933. Weimar est le nom de la ville où l’Assemblée nationale rédigea la constitution adoptée le 31 juillet 1919.
[3] Le 1er mai 1929, des affrontements opposent les manifestants communistes à 13 000 policiers : on relève 8 morts et 140 blessés. Dans les jours qui suivent des barricades sont érigées dans la quartier de Wedding à Berlin. La répression est féroce : 33 morts et 1 200 arrestations. L’organe central du KPD, Die Rote Fahne (Le drapeau rouge), est interdit et le couvre feu instauré. Le RFB est interdit en Prusse. La social-démocratie approuve la répression.
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