Les stratégies de "réforme" (1ère partie)

Une conférence d’André Narritsens

mardi 10 novembre 2009

Alors que se déroule un immense déferlement médiatique à l’occasion du vingtième anniversaire de la « chute du mur de Berlin » qui aurait scellé la « fin du communisme », la question de la révolution demeure t’elle pertinente ou devrait-elle être rangée aux oubliettes de l’histoire ?

Si tel était le cas la réforme du capitalisme serait-elle cependant nécessaire tant les dérives scandaleuses dont il est le protagoniste heurtent les esprits ? Les « réformes » sarkozystes (en fait des contreréformes) indiqueraient-elles une voie ou bien le réformisme des sociaux-libéraux fournirait’il une alternative ?

Telles sont quelques unes des questions évoquées par André Narritsens lors d’une conférence organisée par l’Institut CGT d’histoire sociale et intitulée « Les stratégies de réforme ».

Après beaucoup d’hésitations, j’ai choisi d’intituler cette conférence : Les stratégies de « réforme ». Voici le plan de mon exposé.

L’introduction précisera de quelle histoire sémantique compliquée vient le vocable « réforme ».

J’examinerai (ou plutôt parcourai) ensuite comment « réforme » » s’est installé dans les débats du mouvement ouvrier en lien avec les objectifs de transformation sociale, ce qui ouvrit la voie à deux stratégies, l’une intégrant la « réforme » (ou plutôt la lutte pour des « réformes ») comme un objectif en soi capable de graduellement modifier la physionomie du système capitaliste, autrement dit une stratégie réformiste, l’autre ne négligeant pas la lutte pour les « réformes » mais continuant à promouvoir des orientations de rupture avec l’ordre capitaliste.

Dans un troisième développement j’évoquerai ce qui distingue réformistes et révolutionnaires et je consacrerai un quatrième développement conclusif à quelques questions qui se posent aujourd’hui a propos de l’articulation « réformes »/issue révolutionnaire.

1 – « Réforme »/« réformes »

« Réforme » est, comme beaucoup de mots, polysémique : il détient de son histoire une grande variété de sens. C’est le substantif du verbe « réformer » issu du latin reformare qui signifie « rendre à sa forme initiale, rétablir  ». Au figuré le verbe signifie « corriger ». Le Littré, qui est un dictionnaire arrêté au XIXe siècle, distingue neuf sens, parmi lesquels quatre concernent directement l’objet de notre propos. Les cinq autres ont trait à la « réforme » considérée sous la dimension de « mise à l’écart  » (remplacement de quelque chose d’usé ou que l’on considère désormais inutile). Les quatre sens de « réforme » qui peuvent concerner ce dont il va être question, peuvent se regrouper sous deux ensembles.

Le premier est d’essence réactionnaire : il désigne un mouvement de restauration, de réinstallation en l’état de quelque chose qui a été altéré.

Le second est d’essence progressiste : la « réforme » peut signifier un changement en bien, notamment par rapport aux mœurs.

Comment situer dans la formation du sens du mot le mouvement intervenu au sein du catholicisme, sous l’impulsion de Luther, Bucer et Calvin notamment, qui prend la dénomination générique de « Réforme » ? Le vocable « réforme » s’est imposé à partir de ses racines antérieures pour désigner l’action capable de provoquer des changements dans la discipline et la doctrine catholiques afin de les ramener à l’esprit originel du christianisme. Cela donne les dissidences protestantes et définit un état : les Réformés. Les Réformés se présentent donc comme les protagonistes du retour à des principes qui ont été abandonnés. Mais ce retour à des principes ne le place pas en position réactionnaire ainsi que le note Max Weber lorsqu’il souligne la correspondance de l’éthique protestante et de l’esprit du capitalisme.

En contre tendance a cette scission, l’Eglise catholique ne demeure pas inerte et développe à partir du Concile de Trente (1545-1563) ce que l’on désigne bientôt comme la « Contre-réforme » (ou la « Réforme » catholique) qui confirme les dogmes mis en cause par les Réformés et dote l’église catholique d’outils spirituels et matériels capables d’amorcer une reconquête partielle des régions acquises aux différentes églises protestantes.

En tout cas, cette acception de « réforme » » est enregistrée dans les dictionnaires dès 1625 et, quinze années plus tard, reçoit un sens plus général. La « réforme » est dès lors également définie comme un changement apporté dans la forme d’une institution afin de l’améliorer, d’en obtenir les meilleurs résultats. « Réforme » prend la signification d’amélioration.

Mais du terrain religieux où il a surgi, le mot « réforme » » se déplace assez vite sur le terrain politique. Ainsi, en Angleterre « réforme » » est utilisé lors des débats sur le système parlementaire et la question du suffrage qui débouche en 1832 sur l’adoption du Great Reform Bill, un système électoral en progrès sur le précédant mais qui maintient néanmoins un régime censitaire. C’est ce système que le mouvement Chartiste, qui est une des matrices du mouvement ouvrier anglais, tâchera d’améliorer quelques années plus tard, installant la question du suffrage au cœur des tâches démocratiques auxquelles le mouvement ouvrier doit participer.

La « réforme » s’applique on le voit à des réalités diverses mais a toujours le sens d’amélioration partielle ou progressive réalisée sans violence dès lors qu’elle concerne l’ordre social, ce qui l’oppose à « révolution ». Nous voici déjà confrontés à la question dont nous souhaitons traiter celle des stratégies de « réforme ».

2 - « Réforme »/réformisme

Avant d’aborder cette question il nous faut dire un mot sur les protagonistes de la démarche de « réforme ». L’idée même de « réforme » a connu et connaît encore des conceptions qui délèguent aux philosophes, savants, experts une capacité à concevoir et mettre en œuvre des projets d’évolution des sociétés en relation avec des principes, souvent issus de la « raison » ou du « bon sens ». Autrement dit des plans ou des principes d’organisation sociaux qui se pensent à partir d’objectifs idéaux où de correctifs à apporter à l’existant. Peut-on considérer que les grandes réflexions sur l’organisation politique et juridique des sociétés que constituent par exemple La République de Platon, la Politique d’Aristote où l’Esprit des lois de Montesquieu ont à voir avec l’idée et la démarche de « réforme » telles que je les ai sommairement définies ou ne dégagent-elles pas l’espace particulier d’une démarche réformatrice ? Un débat pourrait s’ouvrir à ce propos.

Une orientation moins générale, moins « théorique », consiste à envisager de supprimer des défauts constatés et à réaliser des améliorations qui semblent souhaitables, possibles et nécessaires. Tout, dans cette perspective, étant améliorable le processus de « réforme » apparaît sans fin. Mais les « réformes » (et l’orientation de « réforme ») sont alors exactement déterminées par les possibles qu’offre une société à un moment de son développement.

Mais avant de se confronter à cette question toujours très actuelle, il faut pénétrer quelque peu dans ce que fut (et demeure) le débat stratégique autour du concept de « réforme » et de la stratégie qu’il peut induire (le « réformisme ») au sein du mouvement ouvrier.

Référons-nous, de manière rapide, à ce que disent Marx et Engels de la lutte pour des « réformes » et de la révolution. Dès 1843, dans La question juive, Marx, évoquant l’émancipation politique réalisée par la bourgeoisie écrit : «  L’émancipation politique est certes un grand progrès ; elle n’est sans doute pas la forme ultime de l’émancipation humaine en général, mais la forme ultime de l’émancipation humaine à l’intérieur du monde qui a existé jusqu’ici  ». En conséquence on ne saurait se contenter d’une émancipation sectorielle car c’est l’ordre lui-même, tel qu’il «  a existé jusqu’ici  » qui doit être remplacé.

Dans L’Idéologie allemande (1846), ouvrage co-rédigée avec Friedrich Engels, cette analyse est ainsi complétée : « Dans toutes les révolutions antérieures, le mode d’activité restait inchangé et il s’agissait seulement d’une autre distribution de cette activité, d’une nouvelle répartition du travail entre d’autres personnes ; la révolution communiste par contre est dirigée contre le mode d’activité antérieur, elle supprime le travail et abolit la domination de toutes les classes en abolissant les classes elles-mêmes ». A la différence des révolutions qui jusqu’alors se sont produites et qui se contentaient de déplacer l’antagonisme de classes la révolution communiste doit supprimer tout antagonisme structurel et toute exploitation. La conséquence est l’impossibilité d’un quelconque compromis entre le mouvement ouvrier et la bourgeoisie. Celle-ci a, en effet, besoin que se perpétue la séparation bourgeoisie/prolétariat que combat le mouvement ouvrier. Cette situation détermine la portée des « réformes » que peut obtenir le prolétariat sous la domination bourgeoise.

Dans La lutte des classes en France (1850), Marx tire de la défaite des ouvriers français en 1848 la conclusion suivante : « Seule la défaite convainquit [le prolétariat] que la plus infime amélioration de sa situation reste une utopie au sein de la République bourgeoise, utopie qui se change en crime dès qu’elle veut se réaliser  ». Cette thèse sera ultérieurement quelque peu nuancée sans que son sens fondamental en soit cependant modifié. Dans Salaire, prix et profit (1865) Marx définit très précisément les limites du réformisme. Après avoir souligné que la classe ouvrière ne doit pas lâcher pied dans son combat quotidien contre le capital, il indique que «  les ouvriers ne doivent pas s’exagérer le résultat final de cette lutte quotidienne », qu’ils ne « doivent pas oublier qu’ils luttent contre les effets et non contre les causes de ces effets… ». Et Marx ajoute : « au lieu du mot d’ordre conservateur : « Un salaire équitable pour une journée de travail équitable », ils doivent inscrire sur leurs drapeaux le mot d’ordre révolutionnaire : Abolition du salariat  ».

Ce texte résume très clairement la façon dont est pensé dans la tradition marxiste le couple « réforme »/révolution. La lutte pour les « réformes », notamment économiques, est partie intégrante de la lutte révolutionnaire, mais tant que subsiste l’antagonisme bourgeoisie/prolétariat toute « réforme » de fond est transitoire et incomplète.

Les analyses de Marx et d’Engels ne font pas l’unanimité dans le mouvement ouvrier. Ainsi, dans les années 1880, en Angleterre la Fabian Society, qui tire son nom du général romain Fabius Cuncator, célèbre pour obtenir des victoires sans jamais livrer bataille, prône une évolution vers le «  socialisme démocratique  » à partir d’une stratégie de persuasion des élites dirigeantes qu’il convient de convaincre de la nécessité de « réformes » planifiées et cohérentes.

En France se manifestent plusieurs courants d’idées qui se situent en relations compliquées avec le réformisme. Il en est ainsi des courants utopistes qui entendent créer des formes sociales idéales qui n’entrent en conflit que par leur extériorité avec la société bourgeoise. Le saint-simonisme appartient au courant du socialisme utopique mais vise à l’alliance des prolétaires et des industriels sur la base d’une rationalité économique. On notera aussi le grand impact du proudhonisme (notamment sur le mouvement syndical) qui cherche à parvenir à une rénovation progressive de la société par l’auto-organisation du prolétariat et le développement d’un mouvement coopératif.

La grande controverse à propos de la relation « réforme »/révolution se produit cependant à l’intérieur du courant marxiste lui-même lorsque Edouard Bernstein, dirigeant de la social-démocratie allemande, publie en 1897-1898 dans la Neue Zeit une série d’articles sur les « Problèmes du socialisme » dont il systématise les idées quelques années plus tard dans le livre « Socialisme théorique et social-démocratie pratique ». Bernstein développe une « théorie de l’adaptation du capitalisme ». «  Toute cette théorie, écrit Rosa Luxemburg dans Réforme ou révolution, ne tend pratiquement à rien d’autre qu’à nous conseiller de renoncer à la transformation sociale, au but final de la social-démocratie, et de faire, inversement, de la réforme sociale, simple moyen de la lutte de classe, son but. » C’est Bernstein lui-même qui a formulé son point de vue de la façon la plus nette et la plus caractéristique, en écrivant : «  Le but final, quel qu’il soit, ne m’est rien, c’est le mouvement qui est tout  ».

Bernstein considère que bien des analyses de Marx et d’Engels sont infirmées ou dépassées par l’évolution historique. Le parti social-démocrate allemand développe pour sa part une pratique légaliste, parlementaire, réformiste alors que sa théorie est restée révolutionnaire. Il convient donc, selon Bernstein, d’adapter la théorie à la pratique, ou, plus précisément de la réviser. Bernstein considère que l’influence de la dialectique hégélienne sur le marxisme a provoqué maintes erreurs en produisant des constructions spéculatives. Socialisme et révolution ont ainsi été confondus.

Les thèses de Marx sur la concentration du capital et la polarisation des classes sociales sont infirmées par l’évolution du capitalisme : le salariat se généralise mais de nouvelles couches moyennes émergent. Le nombre d’actionnaires se multiplie et donc le nombre de possédants. Les crises économiques ne s’aggravent pas et même si des crises sectorielles existent, le capitalisme est désormais à l’abri d’une crise générale. Dans l’ordre politique, Bernstein propose une stratégie réformiste (fondée sur l’utilisation du suffrage universel) ayant pour objectif un passage graduel au socialisme grâce à l’élargissement du secteur économique coopératif et l’approfondissement de la démocratie. A ce propos, il écrit : « La démocratie est à la fois un moyen et un but. C’est un outil pour instaurer le socialisme et la forme même de sa réalisation ».

Ces thèses font l’objet d’âpres polémiques auxquelles participent Karl Kautsky (La révolution sociale), Rosa Luxemburg (Réforme ou révolution ?) Georges Plekhanov (Articles et textes publiés en 1898-1899, notamment « D’une prétendue crise du marxisme », « Bernstein et le matérialisme », « Pourquoi le remercier ? ») et Vladimir Lénine. Il est reproché à Bernstein de mettre à bas la cohérence théorique des analyses de Marx en n’en critiquant que des aspects, de confondre dans l’ordre économique le conjoncturel et les tendances de long terme, de promouvoir, dans l’ordre politique, la collaboration des classes. Fondamentalement, ce que l’on appelle le « révisionnisme » de Bernstein consiste en l’abandon des principes fondateurs de la doctrine pour s’adapter à la conjoncture. Le révisionnisme de Bernstein représente alors le courant le plus à droite de la social-démocratie.

Lénine, dans le cadre de la longue lutte qu’il conduit contre le « réformisme » est amené à élaborer un concept spécifique de « réforme ». Dans un article publié en 1907 et intitulé « La plateforme de la social-démocratie révolutionnaire » [1] il écrit ainsi : « Une réforme diffère d’une révolution par le fait que la classe des oppresseurs reste au pouvoir et réprime le soulèvement des opprimés au moyen de concessions acceptables pour les oppresseurs sans que le pouvoir soit détruit  ». La « réforme » est donc une concession de la classe dominante qui ne met pas en péril son pouvoir. Il n’y a pas de « réforme » sans lutte de classe.

Dans un article publié en 1915 et intitulé « Au secrétaire de la ‘Ligue pour la propagande socialiste’  », il écrit : «  Aucune « réforme » ne peut être définitivement acquise, réelle et sérieuse si elle n’est pas soutenue par des méthodes révolutionnaires de lutte des masses  » [2]. Inversement toute lutte révolutionnaire produit nécessairement des « réformes » : « Les réformes, sont un produit accessoire de la lutte de classe révolutionnaire » [3]. Cette relation dialectique fonde toute sa critique du réformisme : c’est parce que les révolutionnaires ont toujours été à, la tête de la lutte pour les « réformes » qu’il « n’y a pas de voie réformiste » écrit-il en 1913 dans un article intitulé La bourgeoisie russe et le réformisme russe. Parce que les réformistes limitent aux « réformes » les aspirations et l’activité de la classe ouvrière, le réformisme, précise t-il dans le même texte, « est une duperie bourgeoise à l’intention des ouvriers, qui resteront toujours des esclaves salariés, malgré des améliorations isolées, aussi longtemps que durera la domination du capital ».

Lénine au cours du développement de la Révolution russe sera amené à reprendre la question des « réformes ». Il soulignera que Marx n’a évoqué la question qu’à propos de la période précédant la Révolution. Lénine entrera dès lors dans des considérations d’un autre type, intégrant la « réforme » comme l’expression possible d’un compromis entre les classes en fonction des rapports de forces survenus au cours du processus de transformation sociale. Autrement dit dans ce que l’on appelle les questions de la transition.

NdMT : La suite est à lire ici : Les stratégies de "réforme" (2ème partie)

Notes

[1OC, t. 12 p. 209.

[2OC, t. 21, p. 440.

[3OC. p. 46, article : Pour le quatrième anniversaire de la Révolution d’Octobre (1921).

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