A propos de la « crise géorgienne »

mercredi 3 septembre 2008

Ce qu’il est convenu d’appeler la « crise géorgienne » soulève beaucoup d’inquiétudes. Héritée de l’histoire, porteuse d’enjeux locaux et internationaux de grande importance, bien souvent présentée sous un jour simpliste politiquement très intéressé, la « crise géorgienne » mérite d’être bien appréhendée.

Vous trouverez, ci-après, une contribution très importante de Jacques Sapir, spécialiste de la région, sur la situation créée après la reconnaissance par Moscou de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud.

Cette interview a été publiée dans L’Humanité du 28 août 2008.

La reconnaissance par la Russie de l’indépendance de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud vous surprend-elle ?

Jacques Sapir. Cette reconnaissance constitue une modification de la politique russe des quinze dernières années à l’égard des provinces séparatistes. On voit bien que ce sont les événements de ces derniers jours qui ont poussé les autorités russes à changer de position. Cela s’explique probablement par la violence de l’attaque géorgienne, par le sentiment que seule la reconnaissance de ces deux régions pouvait garantir la sécurité des habitants, et par la suspension par l’OTAN du partenariat avec la Russie. À l’évidence, les Russes s’attendaient à cette attaque. Ils étaient préparés et cela explique la rapidité de leur réponse mais ils ne pensaient pas que les responsables géorgiens détruiraient de manière délibérée une partie de la ville de Tskhinvali (capitale de l’Ossétie du Sud) dans la nuit du 7 au 8 août.

Le 12 août, le président russe Medvedev a pourtant signé le plan de paix proposé par la France…

Jacques Sapir. L’accord ne portait pas sur la question de la reconnaissance des indépendances. Le point n’était justement pas évoqué. On ne peut pas dire que les autorités russes ont renié leur accord.

Pourquoi les Russes maintiennent-ils des troupes à Poti, cette ville portuaire géorgienne qui n’est située ni en Abkhazie ni en Ossétie du Sud ?

Jacques Sapir. Il s’agit pour les Russes de créer des zones de sécurité. Le problème est qu’il n’y a pas eu d’accord entre la Géorgie, la Russie et les Occidentaux pour obtenir une définition exacte de ces zones de sécurité. Il est clair que l’on ne peut pas revenir sur une simple ligne de cessez-le-feu. Il faut des mesures de sécurité, au moins transitoires. C’est valable pour tous les conflits. La véritable question doit porter sur la taille des zones de sécurité car on sait que les moyens modernes d’artillerie permettent de tirer à des distances de plus de trente kilomètres. Il faudra aussi se mettre d’accord sur la nationalité des futurs gardiens de la paix. Toutes ces questions n’ont pas été abordées dans l’accord du 12 août. Ce document était relativement ouvert. C’est pour cela qu’il a été signé. Il va falloir maintenant négocier des points beaucoup plus concrets. C’est là que les difficultés vont commencer.

La Géorgie peut donc dire adieu à l’Abkhazie et à l’Ossétie du Sud ?

Jacques Sapir. La Géorgie ne perd pas une très grosse partie de son territoire ni même une très grosse partie de sa population. Elle n’avait plus le contrôle de ces régions depuis 1993-1994. Cela fait donc très longtemps. Il faut rappeler que le refus des Abkhazes d’être géorgiens date de la période soviétique. Il y a eu en 1979 et en 1981 des manifestations pour réclamer le rattachement de l’Abkhazie à la République fédérative de Russie.

Cela peut-il justifier l’unilatéralisme de la Russie ?

Jacques Sapir. Bien sûr que la décision de la Russie est unilatérale. Mais celle-ci n’est pas plus ou moins unilatérale que la décision des pays qui ont reconnu l’indépendance du Kosovo. Nous sommes exactement dans le même cas de figure. Elle n’est pas plus unilatérale que la décision des États-Unis d’attaquer l’Irak en 2003. Le véritable problème est que nous avons une rupture du droit international de façon répétée depuis 2001 par les puissances occidentales. On a créé des précédents. Le choix du gouvernement américain de ne plus respecter l’accord russo-américain sur les systèmes antimissiles est tout aussi unilatéral.

Sans le précédent du Kosovo, en serait-on là aujourd’hui ?

Jacques Sapir. Je suis persuadé que cela a pesé lourdement dans la décision russe. Au cours des sept dernières années, les Abkhazes et les Ossètes du Sud ont régulièrement demandé à la Russie la reconnaissance de leur indépendance. Moscou avait toujours refusé. Il y avait une constance dans la diplomatie soviétique puis russe qui consistait à dire : « Autant que possible, il ne faut pas toucher aux frontières. Autant que possible, il ne faut pas donner une prime aux sécessions. »

Peut-on réellement parler d’indépendance à propos de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud quand l’on sait que près de 90 % des habitants possèdent déjà un passeport russe ?

Jacques Sapir. Il est clair que la reconnaissance légale de l’indépendance est le premier pas vers une adhésion de l’Abkhazie et de l’Ossétie du Sud à la Russie. Mais il faut savoir que les Ossètes du Nord et du Sud, les Abkhazes mais aussi les gens qui vivent dans la République des Adygués, en Kabardino-Balkarie et en Karatchaevo-Tcherkessie, trois territoires russes, sont des Tcherkesses. La Tcherkessie s’est unie à la Russie du temps d’Ivan le Terrible (1530-1584). Depuis plus de quatre siècles, les Tcherkesses ont fait le choix d’être avec les Russes.

Est-ce à dire que la crise géorgienne pourrait donner le signal d’un engrenage, d’autres régions russophones comme la partie orientale de l’Ukraine demandant à leur tour à revenir dans le giron de Moscou ?

Jacques Sapir. C’est bien le problème. On comprend pourquoi la Russie a tellement protesté au moment de la reconnaissance par certains pays de l’indépendance du Kosovo. Les diplomates russes ont toujours dit qu’une boîte de Pandore avait été ouverte.

La Russie pourrait-elle reconnaître l’indépendance d’autres territoires sécessionnistes comme la Transnistrie en Moldavie ou le Nagorny-Karabakh en Azerbaïdjan ?

Jacques Sapir. Il me semble que pour l’instant la position russe consiste à dire : « Nous sommes dans le précédent du Kosovo et nous avons pris cette décision parce que la sécurité des populations civiles était directement menacée. » Il n’y a pas de combats en Transnistrie et il n’y en a plus depuis de nombreuses années au Karabakh. On voit bien que les Russes eux-mêmes, lorsqu’ils ont franchi le pas en Géorgie, ont mis un certain nombre de barrières pour indiquer qu’ils n’avaient pas l’intention d’aller au-delà.

Entretien réalisé par Damien Roustel

2 Messages

  • Oubli ? Le 3 septembre 2008 à 20:41, par Poisson Rouge

    Il y a un point qui n’est pas du tout traité dans cette interview : ce sont les enjeux géostratégiques. La Russie n’aurait-elle pas tout intérêt à "récupérer" l’Ossétie du Sud pour se rapprocher des oléoducs de Géorgie ? La question mérite d’être posée.

    Répondre à ce message

    • Oubli ? Le 5 septembre 2008 à 06:33, par Sadoune Yacob

      Elle ne se rapproche pas que des oléoducs Géorgiens. Elles se rapprochent aussi des oléoducs et gazoducs Azéri et Turques.

      Répondre à ce message

Répondre à cet article