
Allocution de Jack Ralite
L’Égypte
mercredi 20 janvier 2010
Discours de Jack Ralite en introduction à la conférence de Nicolas Grimal - professeur au Collège de France, Chaire de Civilisation pharaonique, archéologie, philologie, histoire - pour les lundis du Collège de France, le 18 janvier 2010 au lycée Le Corbusier d’Aubervilliers.
Chacune, Chacun d’entre vous,
J’ai envie, pour présenter la Conférence et son auteur Monsieur Grimal, de faire un détour en évoquant un voyage que je fis à Baïkonour où le colonel Chrétien décollait dans une fusée soviétique avec plusieurs astronautes de ce pays. Quand la fusée démarra et s’échappa vers l’infini, l’émotion fut très profonde et les larmes ne purent être retenues. La mise à feu de la fusée indique que l’homme ne se résout pas à ignorer l’espace au plus loin qu’il soit possible. Tâter l’espace, l’habiter, en rejeter les limites, en tout cas celles perçues par nos ancêtres, c’est une aventure prodigieuse pour des hommes qui vivent debout et rêvent de connaître et de faire toujours plus. Les humains ont comme un mal d’horizon.
En lisant l’ouvrage de Nicolas Grimal, L’histoire de l’Egypte ancienne, j’ai eu la même émotion, le même trouble et finalement le même rêve, mais cette fois dans le temps, le temps des premiers temps de l’Histoire posant, je cite, « sous un nouveau jour la question des origines de la civilisation ». Il s’agit de la préhistoire des Pharaons dont l’étude n’est pas découpable de celle de l’Amérique précolombienne et des temps immémoriaux de l’Afrique Noire. Bonaparte en 1798 avec son armée d’athées, de déistes et d’agnostiques, accompagné de 167 savants, eut sa célèbre expression : « Allez et pensez que, du haut de ces monuments, 40 siècles nous observent. » En vérité, il s’agissait de beaucoup plus, de ce plus que les sables avaient recouvert, de ce plus surtout que les hiéroglyphes non encore traduits avaient rendu muet. La civilisation égyptienne avait été condamnée au silence.
L’ouvrage de Nicolas Grimal la fait parler. Avec une culture et une recherche éblouissantes, au cœur desquelles, je cite : « L’idée s’est fait jour qu’un tesson de poterie peut, parfois, peser aussi lourd dans la compréhension d’un fait qu’un grain de pollen ou un fragment de papyrus. »
Là il faut s’arrêter un instant sur la « Pierre de Rosette » avec ses inscriptions en trois caractères d’écriture différents, les démotiques, les grecs, les hiéroglyphiques dont un homme, Jean-François Champollion, natif de Figeac, trouva la clef de lecture. On sait qu’il courut vers l’Institut retrouver son frère, à qui, dites-vous, Monsieur Nicolas Grimal dans votre leçon inaugurale du 24 octobre 2000, il jeta un cri de victoire : « Je tiens l’affaire ! », cri aussi célèbre que son évanouissement, terrassé qu’il fut autant par l’effort que par l’ampleur de sa découverte. Enfin on comprenait. Le 14 septembre 1822, l’observation des innombrables monuments égyptiens cessait d’être stérile.
Comme un Américain mit le pied sur la lune, un Français ouvrait, perçait un champ de représentations lumineux.
La « Pierre de Rosette », qui avait été ramenée en France par Bonaparte, fut saisie par les Anglais comme butin de guerre à la chute de Napoléon dans le cadre du démantèlement de « l’effrayante période de la Révolution française et de la tyrannie de Buonaparte ». On peut la voir au British Museum.
Jean-François Champollion devenait père fondateur de l’égyptologie, « avec une quasi ivresse » dites-vous, ajoutant « il a l’intelligence de mettre immédiatement en oeuvre les acquis de sa méthode », sur place et dans les fonctions qu’il eut de constituer le fond égyptien du Musée du Louvre, en 1826, et de commencer à la tête de l’expédition franco-toscane sa grande aventure égyptienne.
De retour à Paris, il est élu à l’Académie des Inscriptions et Belles-Lettres, fait acheter l’Obélisque de Louxor, dressé Place de la Concorde le 25 octobre 1836, et obtient la Chaire d’Antiquité Egyptienne créée au Collège de France où il donne sa leçon inaugurale en 1831. Epuisé par tous ses travaux, il meurt le 4 mars 1932 à l’âge de 41 ans, et est enterré au Père-Lachaise. Le relais, au sens large du terme, qui pouvait sembler impossible fut tenu par deux hommes, Auguste Mariette et Gaston Maspero, sur lesquels vous avez écrit avec tant de sagacité affectueuse, Monsieur Grimal, que je veux saluer plus concrètement.
Vous êtes né en 1948 à Libourne, en Gironde, et votre carrière s’étend de votre agrégation de Lettres classiques en 1971, à cette Chaire du Collège de France où vous travaillez énormément depuis l’an 2000. En témoignent annuellement « Les cours et travaux » de ce Collège, où l’on vous retrouve chaque année sur des thèmes qui impressionnent à la première lecture. Je picore. Année 2004-2005 « Les Egyptiens et la Géographie du Monde » ; année 2007-2008 « Le Temple d’Amon-Rê à Karnak » ; année 2009-2010 « Karnak et l’Empire, les Thoutmosides ».
Entre-temps, vous avez été directeur de l’Institut français d’Archéologie orientale du Caire, professeur d’égyptologie à l’Université de Paris Sorbonne (Paris IV), directeur scientifique du Centre Franco-Egyptien d’Etudes des Temples de Karnak. Vous avez été distingué en France et à l’étranger, dix fois. Vous êtes une des grandes figures de l’égyptologie et vous n’hésitez pas à faire vivre devant vos auditeurs et lecteurs votre boîte à outils qui n’est pas une petite chose, puisque votre discipline, l’égyptologie, a besoin des langues, des écritures, de l’archéologie, de la philologie, et encore l’informatique, la photographie, l’épigraphie, les sciences de la terre, fouilles, géologie, dessin, architecture, restitution, anthropologie, ADN. Vous avez de grandes aptitudes au travail en commun qui s’expriment dans votre approche précieuse et profonde de Karnak, avec une équipe mixte solidement ancrée dans une tradition d’amitié et de confiance entre deux peuples et qui pratique aussi bien la dispute que la pensée critique et symbolise on ne peut mieux le métier d’historien. On retrouve chez vous nombre de familiarités avec la pensée et le faire de l’immense Marc Bloch. Vous avez une « simplicité très haute », un « esprit de responsabilité », vous « gardez à la science historique sa part de poésie », vous êtes « un affamé d’histoire, un affamé d’hommes dans l’Histoire », vous faites « une histoire à la fois élargie et poussée en profondeur », vos « études ne sont pas des points d’arrivée mais des points de départ » et, là, je songe à la pensée phosphorescente de l’auteur des Rois thaumaturges : « L’inachevé, s’il tend perpétuellement à se dépasser, a pour tout esprit ardent une séduction qui vaut bien celle de la parfaite réussite. »
Vous lire déclenche des besoins. Je suis retourné au Louvre, un jour où sa fréquentation faisait penser à celle de la rue du Havre-Caumartin un jour de soldes. Malgré cela, les 4000 m2 tout autour de la Cour Carrée du Louvre sont un régal puisque tout ou presque est élucidé sans que le questionnement cesse. On y sent fortement la passion française qu’est l’Egypte et le souvenir de Toutankhamon, de Ramsès II, de la Vallée des Rois, on se souvient des grandes expositions drainant des foules, du livre de Naguib Mahfouz, prix Nobel 1988 de littérature, Akhenaton le renégat, où intervient bien sûr la Reine Néfertiti…
On pense à la passion des Saint-Simoniens, particulièrement Michel Chevalier pour l’Égypte et Suez, avec sa conséquence le canal du même nom, on a l’esprit avec Gérard de Nerval, le regard avec Eugène Delacroix et Youssef Chahine dans son film Adieu Bonaparte et -ça n’est pas la symbolique la plus faible- les bandes dessinées d’Hergé et d’Edgar-Pierre Jacobs : Les cigares du Pharaon avec son héros Tintin et Le mystère de la grande pyramide avec Blake et Mortimer.
L’Histoire étant pleine de contradictions, cette passion eut de sacrés accrocs, notamment l’absurde et désastreuse intervention franco-anglaise en 1956, à Suez et, ne l’oublions pas, les massacres qui ont accompagné l’expédition de Bonaparte.
Il reste qu’il y a quelque chose de profondément ancré entre les deux peuples. Tout enfant, dans l’enseignement scolaire, a rencontré nombre d’épisodes concernant l’Egypte, y compris ceux glorifiés à contretemps comme Fachoda.
Certes l’Egypte d’aujourd’hui n’est plus la même, mais la France d’aujourd’hui est-elle la même ? Là-bas, on ferme les tunnels donnant accès à Gaza. Ici, au lieu de réfléchir à ce qu’est la France que tant de nos concitoyens, dans leur mêlée, disent aimer, est imposée l’opération sur l’identité nationale pleine de dérives. On voit ce qui rôde dans ces conditions. Je ne résiste pas à citer Bonaparte quand, arrivant en Egypte et s’adressant au peuple du Caire en arabe, il eut cette phrase : « Ne craignez rien pour vos familles, vos maisons, vos propriétés et surtout pour la religion du prophète que j’aime. »
Encore quelques mots. Dans votre leçon inaugurale, le mardi 24 octobre 2000, j’ai lu ces mots de vous, Nicolas Grimal : « Notre époque est ainsi faite que le succès commercial est devenu critère de valeur. » Dans la foulée, vous parlez de « véritables escroqueries conduites par des chevaliers d’industries ». Un détail me dira-t-on ! mais la politique de Google, monopole international, rêvant de tout dominer pour la numérisation des livres n’est-elle pas, malgré ses mots suaves et ses négociations cachées, de la famille des nouveaux chevaliers de l’industrie financiarisée ? J’ai bonheur à constater que la célèbre Bibliothèque d’Alexandrie résiste à cet accaparement, récemment condamné par deux décisions de justice, américaine et française.
Ainsi, heureusement, il se trouve toujours des hommes pour donner l’alerte.
Vous êtes un homme de savoir et d’imaginaire, un grand savant de l’histoire sur un sujet qui traite de nos origines. Vous êtes un citoyen proche, très proche de son collègue italien Carlo Ossola quand celui-ci écrit son si magnifique et si profond livre L’avenir de nos origines, où il raconte finalement votre travail, je cite : « La traversée du temps dont les œuvres nous laissent trace. » Ou encore : « La traversée de l’Histoire, l’immense essaim des signes, leur bourdonnement. »
Monsieur le professeur, vous avez avec vos recherches et le livre à qui elles ont donné naissance, contribué d’une manière décisive à nous rendre tout un pan de l’Histoire, un pan premier, une source universelle d’une civilisation première : la civilisation pharaonique. Si je me suis un peu étendu sur l’expédition de Bonaparte, c’est parce qu’elle était porteuse d’un autre pan de l’Histoire, des idées révolutionnaires de 1789, une nouvelle civilisation. Qu’est-ce que donne un heurt mental de deux civilisations ? En souriant, peut-on dire avec Robert Solé, « nos ancêtres les Gaulois et nos ancêtres les Pharaons » ?
Sur tous ces mystères que vous participez à élucider et qui nous font rêver, nous allons vous écouter avec un esprit non pas marqué par des chiffres, mais par le fait d’« être reconnu ».
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