Que s’est-il donc passé à Aubervilliers en décembre 1940 ? (1ère partie)
samedi 10 octobre 2009
La discussion qui s’est ouverte sur le site de la section d’Aubervilliers du PCF à l’occasion de l’inauguration du Mail Yvonne Odon et de l’apposition d’une plaque commémorant, 7 rue Ferragus, l’impression à Aubervilliers du n°1 de la publication du réseau du musée de l’Homme Résistance, nous a conduit à rechercher la vérité historique sur cette affaire.
Nous avions été, il faut le dire, interpelés par les propos très approximatifs tenus le 25 août dernier qui n’entraient guère en résonnance avec ce qui avait déjà été écrit sur les circonstances de l’édition de Résistance. Nous avions aussi été irrités par le libellé de la plaque commémorative, qui contient notamment un extrait de l’éditorial du n°1 de Résistance qui contredit l’esprit du texte [1] et étions particulièrement dubitatifs à propos de l’affirmation que le premier tirage du journal ait eu lieu à Aubervilliers.
Nous nous sommes en conséquence mis à la recherche des documents d’archives (Préfecture de Police, Archives nationales) se rapportant à l’affaire d’Aubervilliers. Cette recherche n’est pas terminée (nous n’avons pu avoir, pour l’instant, accès aux documents du procès des « jeunes aviateurs »).
Nos recherches doivent donc se poursuivre, mais nous estimons avoir réuni dès maintenant assez d’éléments pour établir la réalité de ce qui s’est passé en décembre 1940 à Aubervilliers.
A cette étape de notre travail nous décidons de lever l’anonymat que recouvrait le pseudonyme Ernesto utilisé sur le site : Jacques James, André Narritsens et Bernard Orantin étaient Ernesto.
Nous sommes, à l’automne 1940, dans une phase de formation de la résistance non communiste. De petits groupes éclatés commencent à s’exprimer contre Vichy et l’occupant allemand. Ce que l’on appelle aujourd’hui d’un nom générique « le réseau du Musée de l’Homme » est de ceux-là. Il agrège progressivement des individus et de petits groupes. Si l’on en croît les travaux existants et dans l’attente d’une vision sans doute plus exhaustive qui découlera de la publication en 2010 de la thèse de Julien Blanc, on peut ainsi résumer les choses :
1- le réseau semble s’être mis en place à la fin de l’été ou au début de l’automne 1940 à l’initiative de Boris Vildé, Anatole Lewitsky et Yvonne Odon Ces fondateurs recrutent, par réseau de connaissances. Le groupe semble s’être rapidement associé à d’autres créés spontanément. Ainsi, René Creston, sociologue au Musée de l’Homme recrute Albert Jubineau, avocat et membre d’un groupe anti-occupation du Palais de Justice dont fait notamment partie Léon-Maurice Nordmann qui va jouer un rôle important dans l’affaire d’Aubervilliers.
Léon-Maurice Nodmann, photo : archives privées
2- trois activités principales caractérisent l’engagement du réseau : les filières d’évasion, le renseignement, la publication d’expressions écrites. L’édition du journal Résistance s’inscrit dans cette troisième dimension.
Nous n’avons pas l’intention d’écrire l’histoire de la formation du réseau ni de décrire les différents compartiments de son activité. Nous nous en tiendrons seulement aux circonstances d’édition du n°1 de Résistance qui impliquent Aubervilliers ainsi qu’a un énoncé provisoire de la répression que l’affaire entraîna.
En tout cas les textes du premier numéro de Résistance sont rédigés dans l’appartement de l’écrivain-journaliste Louis Martin-Chauffier puis chez les éditeurs Albert et Robert Emile-Paul. Résistance est dactylographié puis, ronéoté, un peu avant la mi-décembre, d’abord au Musée de l’Homme, puis chez l’écrivain Jean-Paulhan. Vite épuisé, des retirages sont envisagés.
Ici commence ce que nous appellerons « l’affaire d’Aubervilliers ».
Le groupe des « jeunes aviateurs »
Quelles circonstances ont-elles conduit au fait que des jeunes gens n’ayant aucun lien organique avec le « réseau du Musée de l’Homme » ont été sollicités pour effectuer un retirage du n°1 de Résistance ?
Ces circonstances sont tout à fait représentatives de l’état dans lequel se trouvent à cette époque aussi bien des groupes d’individus qui, refusant la défaite, souhaitent poursuivre le combat que des organisations de résistance en émergence qui commencent à développer leurs activités.
À Aubervilliers, plusieurs jeunes gens qui ont en commun une passion pour le pilotage d’avions (certains d’entre eux ont une formation de pilotes militaires) cherchent le moyen de passer en Angleterre pour poursuivre la lutte. Nous ignorons par quels chemins le contact est trouvé pour ce faire avec André Veil-Curiel qui peut aider à réaliser ce dessein. André Veil-Curiel est né le 1er juillet 1910 à Paris (16e). Avocat à la Cour, inscrit au barreau de Paris, il a rejoint Londres en juillet 1940 et fait partie des premiers parachutés en France avec pour mission de contacter les personnalités politiques et les organisations s’engageant dans la Résistance. Revenu à Paris, il mène une existence légale et réside 27, rue de l’Université à Paris (7e).
André Veil-Curiel, photo : archives privées
Noël Créau, l’un des jeunes aviateurs d’Aubervilliers indique avoir, dès l’été 1940, eu contact avec lui : « En août- début septembre 1940, j’ai eu contact avec André Veil-Curie [2], avocat, qui venait de Londres afin de mettre en place un réseau – renseignement-évasion-action- réseau qui fusionna rapidement avec celui du Musée de l’Homme. Il avait promis de nous aider (…) à rejoindre en Angleterre les Forces françaises libres. En attendant il nous avait demandé de l’aider : aller en Bretagne tenter de trouver des pêcheurs amis, participer au dépôt d’une gerbe le 11 novembre 1940 aux pieds de la statue de Clemenceau sur les Champs-Elysées… » [3].
En tout cas, si le contact avec André Veil-Curiel semble avoir établi un arrimage périphérique aux activités du Réseau du Musée de l’Homme, il n’apparaît que comme l’antichambre à des relations plus suivies. Veil-Curiel délègue, en effet à Léon-Maurice Nordmann [4]la poursuite des relations avec le « groupe des aviateurs ».
Mais qui sont donc les membres de ce groupe ? Tous ont pour passion commune la pratique du pilotage d’avions. A l’exception de Noël Créau, ami d’Albert Comba, qui fréquente l’aéro-club de la Presse du soir, les autres membres du groupe (Albert Comba [5], Gabriel Dupleix [6], Roger Fortier [7] et Roger Robi [8]) pratiquent le pilotage d’avions au sein de l’aéro-club d’Aubervilliers.
C’est donc naturellement qu’ils vont penser à utiliser les ressources matérielles du local de l’aéro-club, pour l’heure sans activité, afin de réaliser l’impression du retirage de Résistance [9].
Prémices à l’impression de Résistance
Les premiers contacts avec Veil-Curiel avaient, nous l’avons indiqué, pour objet de rechercher une aide pour le passage en Angleterre. Malgré l’impossibilité pratique de réaliser l’opération, les contacts se poursuivent avec Léon-Maurice Nordmann. Il est difficile de reconstituer la chronologie de ces contacts. Ainsi Albert Comba [10] indique, lors de son interrogatoire, n’avoir rencontré que le 22 ou 23 décembre dans un café près de la gare du Nord une personne qui s’est présentée sous le nom de « Léon ». « Léon » est, dit Comba, un « ami de Dupleix » qui avec Roger Fortier l’accompagnait ce jour là. Une discussion politique générale semble s’être engagée et « Léon » a alors parlé « de tracts à faire en faveur de la politique ‘De Gaulliste’ ». Albert Comba indique lors de son interrogatoire « J’ai alors dit que je pourrai en faire. Je pensais à ce moment à la ronéo qui se trouvait au club d’aviation d’Aubervilliers dont je fais partie. Comme je ne disposais pas de papier spécial, Fortier m’a dit qu’il pourrait m’en procurer de même que l’encre nécessaire. C’est alors que le nommé « Léon » m’a remis un tract intitulé « Résistance » en me disant qu’il s’agissait de le reproduire purement et simplement ».
Albert Comba modifie ensuite cette version, donne la véritable identité de « Léon », indique qu’il a eu plusieurs rendez-vous avec lui (reconnaissant de ce fait le caractère inventé de la rencontre du 22 ou 23 décembre) et qu’il lui a indiqué qu’étant typographe, il savait « manier une ronéo ». Quelques tracts lui auraient alors été donnés qu’il a distribués. Comba ajoute « Il y a quelques jours je suis allé chez lui avec Fortier et nous lui avons offert de fabriquer les tracts. Il nous a remis un exemplaire type ».
Les interrogatoires de Roger Fortier et de Gabriel Dupleix permettent de préciser quelque peu la chronologie des contacts avec Nordmann et du processus qui conduit à la mobilisation du « groupe des aviateurs » pour le retirage de Résistance. Dupleix indique ainsi qu’il a connu Nordmann par l’intermédiaire de Veil-Curiel lors d’une rencontre non datée dans un café du Palais-Royal, au cours de laquelle a été évoquée la question d’un passage en Angleterre. Roger Fortier indique pour sa part que, début décembre, en compagnie de Comba, il a rencontré « Léon » avec qui Dupleix avait rendez-vous, dans un café près de la Gare du Nord (« l’Express-Denain »). La possibilité d’un passage en Angleterre a été évoquée, et « Léon » « s’adressait plus particulièrement à nous car il savait que nous avions appris le pilotage ». « Léon » ayant indiqué qu’il n’y avait pas pour le moment moyen de passer en Angleterre, la question de la propagande en faveur de De Gaulle avait été discutée.
Un processus s’engage en tout cas à partir de ce moment, puisque quelques jours plus tard (sans doute au cours de la troisième semaine de décembre [11]) Dupleix, Fortier et Comba se rendent nuitamment au domicile de Nordmann qui leur remet quelques exemplaires de Résistance à distribuer. Proposition est alors faite à Nordmann de reproduire ces tracts, ce qu’il accepte.
J.J., A.N. et B.O.
Notes
[1] Le texte complet des deux premières phrases ouvrant l’éditorial du n° 1 de Résistance est le suivant : « Résister, c’est déjà garder son cœur et son cerveau. Mais c’est surtout agir, faire quelque chose qui se traduise en faits positifs, en actes raisonnés et utiles ». L’extrait figurant sur la plaque est le suivant : « Résister, c’est déjà garder son cœur… ».
[2] Gabriel Dupleix et Albert Comba évoquent aussi des rencontres avec Veil-Curiel , lors de leur interrogatoire.
[3] Dans son témoignage, déposé aux archives départementales de la Seine-Saint-Denis, Noël Créau ne précise pas les chemins qui conduisirent à ce contact, ni si les sollicitations d’André Veil-Curiel furent assurées.
[4] Léon-Maurice Nordmann, né le 15 février 1906 à Paris (16e), est comme Veil-Curiel avocat à la Cour et comme lui inscrit au barreau de Paris. Domicilié 7 boulevard Arago à Paris (15e), il va jouer le rôle de donneur d’ordre dans l’opération de retirage du n° 1 de Résistance.
[5] Né le 20 février 1921 à Turin (Italie), français par naturalisation, typographe, il demeure chez ses parents, 5 bis rue Emile Zola à La Courneuve.
[6] Né le 8 juillet à Saint-Martial (Vienne), secrétaire commercial, il demeure chez ses parents 114 rue des Partants à Paris (20e).
[7] Né le 23 janvier 1922, à Remilly-sur-Andelle (Eure), mécanicien, il demeure chez ses parents 119 avenue Jean-Jaurès chez à La Courneuve.
[8] Né le 10 novembre 1922 à Aubervilliers, apprenti mécanicien, il demeure chez ses parents, 60 rue Schaeffer à Aubervilliers.
[9] L’aéro-club d’Aubervilliers (comme tous les aéro-clubs d’ailleurs) a cessé toute activité et ne conserve des locaux que pour y entreposer du matériel. Le local où va être effectué le retirage de Résistance, est situé 13 rue de Pantin, l’actuelle rue du Docteur Pesqué. La numérotation d’origine ayant été conservée, le n° 13 correspond actuellement au siège de Foncia.
[10] Interrogatoire d’Albert Comba, en date du 30 décembre 1940.
[11] Le n°1 de Résistance est daté du 15 décembre. Il a été sans doute imprimé au cours des jours précédent. La question d’un retirage se pose donc postérieurement au 15 décembre, ce qui fonde notre hypothèse sur la date du contact avec Léon-Maurice Nordmann.
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