Retour sur le Colloque Léon Jouhaux
lundi 3 août 2009
Le 12 juillet 2009, s’est tenu, dans les locaux de La documentation française (qui ont, autrefois, abrité la Manufacture des allumettes d’Aubervilliers-Pantin), un Colloque consacré à Léon Jouhaux. Nous avons demandé à André Narritsens, qui y est intervenu, au nom de l’Institut CGT d’histoire sociale, de nous dire son sentiment à propos de cette initiative.
Quelles sont les raisons qui ont conduit à l’organisation de ce Colloque à Aubervilliers ?
Avant de répondre à la question posée, je souhaite préciser que mes propos ne sauraient engager l’IHS-CGT et, encore moins, la CGT. Je préciserai cependant les circonstances dans lesquelles la CGT et l’IHS-CGT ont accepté d’apporter une contribution au Colloque.
Ceci dit, il y avait une légitimité objective à réunir à Aubervilliers un Colloque sur Léon Jouhaux, dans la mesure où celui-ci y a vécu avec sa famille de 1881 à 1909, a travaillé à la manufacture des allumettes et y a fait ses premières armes de syndicaliste. La stature de Léon Jouhaux est d’autre part très importante en raison des responsabilités syndicales nationales et internationales qui furent les siennes depuis son élection au secrétariat général de la CGT, le 12 juillet 1909, jusqu’à sa mort en 1954.
Ceci étant précisé, la convocation de ce Colloque procédait d’une intention politique relativement ancienne que le maire d’Aubervilliers, Jacques Salvator, avait exposée dans le livre publié à la veille des élections municipales de 2008 [1]. Jacques Salvator y déclarait considérer que la figure de Léon Jouhaux n’avait pas été suffisamment mise en relief à Aubervilliers, que l’attribution de son nom à une voie en septembre 1998 constituait un acte symbolique insuffisant [2] et qu’il conviendrait de remédier à cela à l’occasion « d’un colloque à retentissement national » en juillet 2009 [3]. De ce point de vue il a tenu son engagement.
Dans quelles conditions le Colloque a-t-il été préparé ?
Ce fut, à vrai dire, assez curieux. Tout Colloque à vocation scientifique fait l’objet d’une préparation minutieuse qui débute au moins une année avant sa réunion. Un comité scientifique est constitué, un appel à contributions est lancé, les thématiques devant être étudiées sont précisées, l’organisation du déroulement en découle…
Le Colloque du 12 juillet n’a répondu à aucune de ces règles.
Bernard Thibault a été informé de l’initiative et convié à y associer la CGT début avril. L’IHS-CGT ayant reçu mandat de la direction confédérale d’examiner comment il serait possible d’apporter une contribution n’a pu nouer un premier contact avec les organisateurs que le 22 avril. A cette date, le projet était très flou et, pour tout dire, sans consistance, hormis le fait qu’il convenait d’honorer la mémoire de Léon Jouhaux. L’IHS-CGT a cependant accepté de contribuer au Colloque à la condition qu’il ait une ambition scientifique et que la CGT puisse y présenter une contribution. Ultérieurement, formellement satisfaits sur nos deux demandes, nous avons proposé que Louis Viannet, ancien secrétaire général de la CGT, puisse également présider une séance et intervenir.
L’IHS-CGT s’est donc placé en position constructive malgré le flou qui présidait à la conception du Colloque et a donc participé à deux réunions du « Comité scientifique » tardivement installé et de pure façade qui n’a d’ailleurs vraiment discuté que de l’organisation des séquences de la journée. De fait la préparation du Colloque a été confiée à une personne spécialement recrutée dans ce but et au responsable à la communication de la Ville. Coorganisatrice de l’initiative, l’association Les amis de Léon Jouhaux, que préside Marc Bondel, ancien secrétaire général de la CGT-FO, a joué un rôle majeur dans la mise en route puis la réalisation de la journée du 12 juillet.
J’ajouterai qu’en accompagnement du Colloque étaient prévues diverses initiatives qui ont partiellement été réalisées. Une exposition tout d’abord (qui échappa complètement au « Comité scientifique ») au contenu très discutable et même ponctuellement erroné, la projection de documents d’archives filmiques qui se sont avérées très décevantes, la lecture de textes de Léon Jouhaux qui fut bien décevante elle aussi. On ajoutera que le tournage d’un film de fiction sur le modèle de celui consacré à Roger Salengro, un moment envisagé, fut abandonné, Yves Boisset contacté n’ayant, en définitive, pas donné suite.
Comment le Colloque s’est-il déroulé ?
En raison de son objet à la fois très clair et très flou (Léon Jouhaux. Histoire d’un syndicaliste, d’Aubervilliers au Prix Nobel) un problème d’organisation des séances s’est posé. En effet, ou bien on visait à accroître les connaissances sur l’action de Léon Jouhaux et une journée était manifestement insuffisante, ou bien l’on se dirigeait vers une dimension simplement commémorative, autrement dit superficielle et orientée, au cours de laquelle on n’obtiendrait qu’un recensement très partiel de choses déjà connues. Non seulement la commémoration n’est guère propice à la connaissance mais l’on disposait déjà de matériaux non négligeables bien que souvent partiaux sur Léon Jouhaux qu’il était inutile de répéter [4].
Dans ce contexte, il fut donc convenu de construire le Colloque selon une approche séquentielle : l’avant 1914, 1914-1940, 1940-1954. Les périodes étaient inégales en durée, embrassaient des événements complexes au cours desquels les positions de Léon Jouhaux auraient mérité de faire l’objet d’approches exigeantes. En raison du temps imparti pour chacune des séquences (une heure trente), cette ambition ne pouvait être réalisée.
La tâche fut donc confiée à trois historiens (Michel Pigenet, Claude Pennetier, Michel Dreyfus) de balayer chacune de ces périodes. Ils se sont acquittés de leur mission avec le savoir faire synthétique des universitaires. C’était un exercice très difficile dont ils se sont tiré de bonne manière sous les contraintes qui leur étaient imposées.
Les contributions ont été, la plupart du temps, décevantes. Au cours de la première séquence, Didier Daeninckx a évoqué de façon littéraire les années anarchistes de Léon Jouhaux à Aubervilliers et Sabine Rudischhauser a abordé la question compliquée des relations syndicales franco-allemandes dans l’avant 1914 (n’ayant été sollicitée que quinze jours auparavant pour traiter de cette question, son exposé s’en est ressenti).
La seconde séquence a permis d’entendre les contributions de Luc Demaret sur le BIT et d’Alain Chatriot sur les Conseils économiques successifs auxquels Léon Jouhaux fut partie prenante, qui ont, somme toute, simplement souligné l’importance que Jouhaux accordait aux instances de concertation et d’élaboration de normes sociales, sans que l’on n’apprenne plus dans ces dimensions que ce que l’on savait déjà. Ces contributions se situaient explicitement dans une logique de commémoration. Morgan Poggioli, auteur d’une thèse sur La CGT du Front populaire à Vichy [5], a présenté une synthèse réussie de l’action de Léon Jouhaux dans la période. La surprise est venue de l’intervention de Jean-Jacques Marie, directeur du CERMTRI, autrement dit du centre de recherches lié au courant trotskyste lambertiste, qui, censé présenter les entretiens Jouhaux-Staline du 28 novembre 1937, dont Léon Jouhaux a rendu compte [6], s’est livré à une longue évocation des répressions staliniennes de la période sans que l’on apprenne quoi que ce soit sur Léon Jouhaux lui-même.
Au cours de la troisième séquence, Franck Georgi a abordé la question des relations de Léon Jouhaux avec les syndicalistes chrétiens. Pour n’être pas négligeable, le sujet était d’évidence très marginal, Jouhaux n’ayant guère entretenu de relations avec les syndicalistes chrétiens. Ceci dit l’exposé de Franck Georgi était intéressant. C’est au cours de cette séquence que je suis intervenu sur le thème « Léon Jouhaux et l’unité de la CGT » [7]. J’avais beaucoup travaillé pour préparer cette intervention. C’était un sujet compliqué. Il aurait fallu l’aborder tel qu’il s’est posé tout au long de la vie militante de Léon Jouhaux et le faire dans les contextes successifs. Or, on n’avait pas traité la scission CGT/CGTU de 1922, la réunification de 1934-1936 n’avait été qu’esquissée par Morgan Poggioli et il en était de même pour l’exclusion des communistes à l’automne 1939. Je suis donc revenu sur les événements syndicaux de 1939 et leurs conséquences en 1940 en intégrant les graves dérives que Léon Jouhaux a cautionnées, ai retracé les circonstances de la réunification d’avril 1943, brièvement évoqué la période de l’après guerre ou la CGT est unifiée et, bien sûr, présenté la position de Léon Jouhaux au moment de la scission FO de décembre 1947. En effet, Léon Jouhaux a combattu la scission et même s’il a suivi, en définitive, ses amis de tendance, il a marqué un tel désaccord sur le fond même du processus scissionniste que le fait méritait d’être analysé et présenté dans ses fondements.
Mon intervention a, en quelque sorte, mis le feu aux poudres. Denis Lefèvre, secrétaire général de l’office universitaire de recherches socialistes [8], a vivement réagi à mes propos. Il avait en effet préparé une intervention sur la scission (et non sur les positions de Léon Jouhaux sur la scission, qui était une justification de celle-ci. Vraiment je me suis cru un moment plongé dans les débats ultimes ayant décidé de l’acte scissionniste. Un vent de guerre froide s’était mis à souffler. L’anticommunisme était convoqué. Nous étions bien loin d’un débat serein. Deux militants FO (dont un responsable national) sont intervenus avec véhémence, tenant des propos, au demeurant assez confus et parfois loin du sujet, très agressifs. Louis Viannet, qui était intervenu en début de séquence sur la question de l’unité syndicale aujourd’hui et du syndicalisme rassemblé a été pris a partie par un auditeur. J’ai pour ma part été accusé de ne pas fournir de références concernant les positions évoquées et d’être un « historien maison ». Marc Blondel inquiet de la tournure des débats m’a glissé à l’oreille « Ne faut-il pas en rester là ? ». Je lui ai répondu : « Je pense que oui ». La séquence a été interrompue sans qu’il soit fait réponse aux « questions » posées.
Le Colloque s’est achevé par trois interventions de pure convenance du Président du CESE, Jacques Dermagne, de Marc Blondel et de Jacques Salvator qui se sont toutes situées dans une logique commémorative et d’hommage.
Quels enseignements peut-on tirer de ce Colloque ?
Du point de vue de l’affichage le résultat est plutôt bon : environ 180 personnes ont fréquenté l’une ou l’autre séquence mais il y avait bien peu d’habitants d’Aubervilliers. Une vingtaine de militants de la CGT se sont déplacés, ainsi qu’une quinzaine de militants du Parti. Le gros des participants a été constitué de représentants d’institutions et de militants Force ouvrière.
L’exposition a été très peu regardée car mal installée dans la salle. Ce n’est pas bien grave. Quant au Colloque lui-même, d’un point de vue scientifique, son résultat est quasiment nul. Ce n’est guère surprenant si on se rapporte aux conditions dans lesquelles il a été convoqué et aux conceptions sous lesquelles il était conçu.
La Journée du 12 juillet 2009 doit, semble t-il connaître un débouché éditorial sur l’un des supports de La documentation française. On verra bien ce qu’il adviendra de cette perspective. En tout cas pour ce qui me concerne et conformément au mandat qui m’avait été confié, j’ai rédigé une contribution écrite d’assez grande consistance sur le thème exposé oralement qui pourrait prendre place dans cette publication. Quant au reste on jugera sur pièces.
S’agissant des objectifs politiques locaux (car, objectifs politiques locaux il y avait), on peut se montrer très interrogatif. Il y a, manifestement, eu volonté de surdimensionner l’importance du Colloque. Celui-ci a été qualifié de « national » et le carton d’invitation signalait qu’il réunissait les « meilleurs historiens ». Je laisse bien entendu aux auteurs la responsabilité de la formulation.
Plus généralement il s’agissait d’installer dans la mémoire collective locale une personnalité dont la trajectoire biographique détonnait par rapport à l’importance au demeurant relatives des empreintes symboliques ouvrières et communistes dans la ville. Je suis par principe en profond accord avec le fait que l’histoire locale (mais la remarque vaut généralement) ne doit pas s’écrire avec une gomme et que toutes les réalités qui ont façonné l’histoire d’une ville méritent d’être étudiées. Je pense par exemple que la figure de Pierre Laval ainsi que celles de Charles Tillon et d’André Karman, qui appartiennent très profondément à l’histoire d’Aubervilliers, mériteraient d’être étudiées. Il faudrait réfléchir à ces études possibles, en garantissant les conditions d’une approche scientifique, autrement dit en s’écartant complètement des conceptions qui ont nourri l’épisode du Colloque consacré à Léon Jouhaux.
Notes
[1] Une ville peut en cacher une autre. Chroniques d’Aubervilliers, Editions Bruno Leprince, 2007, 157 p.
[2] Dans son allocation d’ouverture, Marc Blondel, s’est fait l’écho de cette opinion et a présenté le Colloque comme une revanche sur l’occultation de Léon Jouhaux par le « communisme ». Le propos a choqué et les organisateurs tentèrent de surmonter la vilenie en donnant la parole à Jack Ralite en bout de première séance. Jack Ralite ne tomba pas dans le panneau de la polémique stérile.
[3] Op. cit. p. 32.
[4] Georges(Bernard), Tintant (Denise), Léon Jouhaux, cinquante ans de syndicalisme (Des origines à 1921), PUF, 1962, 551 p. ; Georges(Bernard), Tintant (Denise), Renauld (Anne-Marie), Léon Jouhaux dans le mouvement syndical français, PUF, 1979, 486p.
[5] La note de Jouhaux rendant compte de la rencontre avec Staline, Vorochilov et Molotov a été publiée dans Léon Jouhaux dans le mouvement syndical français (op. cit.), pp. 411-414.
[6] Une synthèse en a été publiée par l’IHS-CGT : Poggioli (Morgan), La CGT du Front populaire à Vichy. De la réunification à la dissolution/1934-1940. IHS-CGT, 2007, 253 p.
[7] Lire le texte de l’intervention d’André Narritsens ci-jointe en annexe.
[8] L’OURS a été créé par Guy Mollet à l’époque de la SFIO.
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