Hommage à Jean Cheret

par Anthony Daguet

lundi 20 mars 2023

C’est bien étrange la mémoire. Individuelle ou collective, elle nous joue de sacré tour. Jean disposait d’une mémoire impressionnante, qui ne cessait de la travailler aussi longtemps qu’il a pu. Si on lui demandait s’il allait bien, Jean répondait toujours «  comme un ancien jeune  », bien qu’il ne fût pas bien vieux quand il a commencé à dire cela. Il expliquait vouloir ainsi se préparer à cacher le fait de radoter. Une façon à lui, méthodique et un peu facétieuse. Un peu à son image par certains aspects de se jouer du sort.

Car l’on se rendit compte assez vite lorsqu’il se mit à raconter régulièrement ses anecdotes. Il aimait à les raconter et les racontait souvent. Et en même temps, alors qu’il est temps de tenter de raconter l’histoire de sa vie militante, les mots manquent. On aurait aimé tout d’un coup qu’il nous en eut raconter plus et plus souvent, même si parfois on les avait déjà entendus.

En plus d’une profonde mémoire Jean disposait d’une logique solide qui fit de lui un scientifique rigoureux. Enfant, il appris seul à lire l’heure, à force de poser la question de l’heure qu’il était de comparer les réponses avec le positionnement des aiguilles. Mémoire et logique.

Jean aimait raconter qu’il avait vécu deux guerres, une en tant qu’enfant sous les bombes et une dans le désert de l’Algérie.

Son enfance le marqua fortement, il en garda des souvenirs attachés et attachants, d’une vie rude dans les HBM du 16ème arrondissement quand Paris était encore populaire et ouvrier. Son père communiste et syndicaliste avec Jean-Pierre Timbaud, avait été fait prisonnier de guerre. Jean a entre 7 et 11 ans pendant la guerre, ça laisse des souvenirs. Et il n’y avait pas beaucoup à manger alors que «  ces salauds de paysans s’en foutait plein la lampe  » racontait-il souvent.

C’est avec les Pionniers que Jean pu partir en colonie de vacances et découvrir d’autres horizons.

Après l’obtention de son bac, Jean entame des études scientifiques qui sont des années où l’on s’amuse et l’on s’engage. Il sera présent au congrès de fondation de l’Union des étudiants communistes en 1956.

Jean avait une solide culture  : musicale, cinématographique, littéraire (notamment les polars) mais il avait aussi une solide culture marxiste. Il n’a pas hérité de l’idée communiste, mais c’est bien en tant qu’homme rationnel qu’il a étudié, travaillé, torturé les textes pour en sortir avec la conviction que la démarche scientifique de Marx et Engels était la bonne pour comprendre le monde et ses logiques et pour aspirer à construire une société débarrassée de la guerre et de l’exploitation. C’est cette force d’analyse qui en fit un esprit libre, critique qui pouvait l’amener à critiquer ou même parfois à râler.

La guerre d’Algérie où il fut réquisitionné pour son service militaire approfondit et son esprit critique, son refus de la hiérarchie militaire et son antimilitarisme. Jean méprisait la bêtise de l’armée et exécrait sa finalité. Il dut rester plusieurs mois enfermé dans un fort en plein désert, où lui et ses camarades s’ennuyèrent forts. La lecture pouvait aider à passer le temps. Facétieux déjà, il s’amusait à manger les mouches qui venaient systématiquement se poser sur sa cuillère, s’amusant des regards de dégouts des nouvelles recrues, qui elles-même reproduisirent ensuite la blague quelques mois plus tard.

Au sortir de la guerre, il reprit le chemin du militantisme, adhérent au Parti communiste dans la cellule d’entreprise de la société Lebrun dont il devint le secrétaire.

En juin 2018, Jean raconte à la Société d’histoire d’Aubervilliers, comment il adhère à la CGT en 1968. Il n’était pas adhérent, c’était la CFTC qui était majoritaire chez les techniciens, eux-mêmes minoritaires dans une entreprise composée essentiellement de femmes. Au moment où s’affrontaient gaullistes et grévistes, Jean nous explique qu’il s’est levé et a dit « Il ne faut pas nous battre entre nous et je propose qu’un porte-parole de chaque opinion (pour et contre la grève) prenne la parole, puis nous voteront.  Diverses réactions s’expriment : « Il a raison », « De quoi il se mêle ce technicien ? ». Les deux porte-paroles se sont exprimés et j’ai dirigé la discussion qui a suivi. Le vote a finalement eu lieu. La grève avec occupation a été votée par 70% des voix. Les personnes opposées à la grève sont parties  » C’est ainsi que commence la pratique de la lutte des classes, Jean découvre le siège dans l’entreprise dans le 16ème, rencontre pour la première fois son patron et obtient avec ses camarades une belle augmentation de salaires et le paiement partiel des jours de grève.

Dans cette même anecdote, Jean nous dit qu’il refusa de payer 12 mois de cotisations la 1ère année, ayant adhéré en juin  : un esprit libre et rationnel.

Madeleine Cathalifaud, qui venait distribuer souvent devant l’entreprise avec Jean, se souvient de discussions posées, calmes, sur la situation dans l’entreprise ou d’échanges construits sur la vie du parti. «  C’était un râleur  : il critiquait pas mal de choses et il râlait beaucoup. Il était plutôt pessimiste sur les évolutions de la situation et malheureusement souvent à juste titre.  » Pour Madeleine. «  Il était très bavard et très attaché à son entreprise  ».

D’ailleurs il fut de toutes les luttes de Lebrun devenu Janssen, il mena la fronde, avec toi Martine, en 1987, et le soutien de Jack Ralite. Ce dernier permet la rencontre avec les employés belges du même groupe pour créer des ponts entre les travailleurs de différents pays face aux logiques de la mondialisation.

L’engagement de Jean fut plus syndical que politique. Au début où Denis devint secrétaire de section, dans la situation de tension que connaissait le parti à Aubervilliers, il fut d’une grande aide pour analyser les situations. De bonne grâce, il a tenu une fois le bureau de vote l’école Langevin, celle où votaient les gendarmes. Dégouté du résultat, il ne voulut plus en tenir ensuite. Il fut néanmoins présent sur la liste de Jack Ralite, en 2001, en fin de liste. Il ne tenait pas à être élu je crois. Ce qu’il ne l’a pas empêché de se rendre en mairie en 2014 pour assister fièrement à l’élection de sa fille Magali en tant qu’adjointe à la Culture pour (et je le cite) soutenir la suite.

Je n’ai pas connu Jean en tant que militant, même si parfois il me disait participer à des réunions pour la prévoyance. Mais je l’ai longtemps connu puisque cela fait 25 ans que je connais Magali et Martine. Je sais le plaisir de Jean pour les bougies et la pipe. Il racontait aussi à l’envie que la seule fois où il dût faire son autocritique au parti, c’est parce qu’il avait fait le blague en réunion qu’il admirait le camarade Staline pour sa capacité à parler si bien le russe en fumant la pipe. Contrairement à lui.

D’ailleurs, s’il n’aimait pas les voyages, Jean aimait les langues, leurs sons, leurs histoires, l’histoire de ses peuples.

Jean sa longue barbe grise, ses lunettes sur le nez, et sa haute taille était impressionnant quand il venait au lycée pour les réunions parents-profs. Il sortait du lot. Pour prendre la parole, il dépliait son long corps et d’une voix sonore et forte il exprimait son opinion, y compris pour contredire un propos erroné.

Pour ma famille, Jean c’était une connaissance de longue date puisque Hugues, son ainé, était à l’école avec mon oncle.

Jean aimait discuter, avec le marchand de journaux notamment ou avec les salariés de la FNAC où il se rendait chaque semaine. Il pouvait retenir des heures les témoins de Jehovah, c’était pour lui d’utilité publique puisque pendant ce temps ils n’officiaient pas ailleurs.

J’ai le souvenir de Jean qui aimait regarder la télé, notamment le sport, tous les sports, y compris parfois les plus improbables.

C’est décidément bien étrange la mémoire. Jean était aussi marquant qu’il était discret, on le reconnaissait immédiatement et pourtant, pour chercher des témoignages, les souvenirs s’échappent et maintenant que j’écris ses lignes les souvenirs se bousculent.

Je me souviens de Jean, attentif et bienveillant, cherchant à nous faire découvrir tel ou tel auteur, ses atlas (il aimait la géographie), ou encore tel disque de jazz.

Je me souviens de Jean agacé, et agaçant parfois, notamment le jour où il dut arrêter de fumer pour des raisons de santé, lui qui avait mis au défi son propre père d’arrêter de fumer. Défi relevé et gagné du jour au lendemain par la seule force de la volonté.

Jean aura eu une belle vie militante et familiale. Il profitait d’une retraite bien méritée où au fil des décennies, il se fit plus rare. Discret, il échappe désormais définitivement à nos regards mais ses enseignements, sa logique, nous accompagneront toujours et nous entendrons longtemps sa voix grave et posée accompagnée de cette odeur de tabac (pipe ou cigare).

Martine, Hugues, Romain, Véronique, Diane, Esther et Solal, au nom de tous ses camarades d’hier et d’aujourd’hui, nous vous adressons nos plus sincères condoléances.

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