L’histoire secrète des femmes de lettres

Un article d’Aurélien Soucheyre paru dans l’Humanité vendredi 8 mars

vendredi 8 mars 2019

La gravure représente Christine de Pizan (1364-1430) qui fut une autrice considérable de son époque. Autrice : le mot, en usage au Moyen Âge, fut proscrit par l’Académie française. Bridgeman

De tout temps, les femmes ont écrit. Formidablement. Les noms et les œuvres restent pourtant méconnus. Chercheurs et éditeurs tentent aujourd’hui d’y remédier.

Peut-on se contenter de l’histoire de la littérature telle que nous l’avons apprise ? Certainement pas, vu la très faible place attribuée aux femmes. Qui a pourtant écrit le premier texte littéraire connu ? Une femme : Enheduanna, princesse mésopotamienne, née il y a 4 300 ans ! Qui a signé le premier roman connu ? Une femme : Murasaki Shikibu, dignitaire à la cour impériale du Japon, avec le Dit du Genji vers l’an 1 000 ! Gageons que si ces pionnières étaient nées hommes, leurs noms seraient aujourd’hui bien plus connus du grand public. « Dans des sociétés patriarcales, où les hommes dominent les femmes et leur assignent une place définie, tout était organisé pour interdire, stigmatiser, discriminer, décourager, et au final se réserver l’exercice de la littérature. Les femmes ont malgré tout signé nombre de textes. Forcément, la qualité a été au rendez-vous. Les œuvres et les noms ne manquent pas. Elles sont simplement passées sous silence et exclues de notre patrimoine. Les institutions oublient. Par dédain et misogynie », s’indigne Éric Dussert.

L’auteur de Cachées par la forêt, ouvrage qui rend justice à 138 femmes de lettres oubliées, évoque très vite la vie et l’œuvre de Christine de Pizan : « Mais où sont les statues à son effigie ? C’est incroyable. Il s’agit de la première femme à avoir son propre atelier de copie de manuscrits. En 1405, elle publie à Paris la Cité des dames, l’un des premiers textes féministes. Et il n’est même plus édité aujourd’hui ! » Reconnue de son vivant, Christine de Pizan fut qualifiée de « plus parfait homme » par ses contemporains, comme s’il fallait forcément passer par le masculin pour décrire une intellectuelle… Les « femmes savantes » et les « bas-bleus » sont ensuite tout au long de l’histoire bien souvent raillées, ne trouvant que de trop rares alliés. Ce qui amène l’influente salonnière Madame Dupin, après avoir rédigé les 2 000 pages de son livre la Défense des femmes et l’égalité entre les sexes, à ne pas le publier, par crainte d’être l’objet des pires attaques. « Il dort encore dans des cartons et n’a jamais été imprimé », regrette Éric Dussert.

« Il y a beaucoup de George »

L’arrière-petite-fille de Madame Dupin, George Sand, a repris le flambeau avec brio, jusqu’à devenir aussi célèbre que les écrivains de son siècle. Elle n’a pas été pas la seule à se choisir un prénom d’homme pour signer ses œuvres. « Il y a beaucoup de George, j’en découvre tout le temps », souligne Laurence Faron. La directrice des éditions Talents hauts vient de lancer la collection « les Plumées », dédiée aux romancières oubliées, très nombreuses à partir du XIXe siècle. « Énormément de textes écrits par des femmes ont connu un grand succès public et critique. Mais ils ont disparu », observe-t-elle. Un phénomène qui frappe aussi des hommes, un temps lus avant de tomber dans les oubliettes, mais bien plus les femmes, qui subissent ici une double peine. « Le nettoyage de la postérité littéraire atteint tout le monde. Mais quand même : pour le XXe siècle, on va retenir dix femmes, et dix fois plus d’hommes. Avant, c’est pire », mesure Éric Dussert.

« Il y a une forme d’impensé sexiste qui s’exprime en permanence. Il n’y a qu’à voir la liste des prix littéraires et des textes sélectionnés dans les programmes scolaires, où les femmes sont sous-représentées, pour s’en convaincre », ajoute Laurence Faron. En tout, quatorze femmes ont par exemple reçu le Nobel de littérature. Six de 1901 à 1990, puis huit depuis 1991. Douze ont été récompensées par le Goncourt depuis 1903, donc cinq à partir de 1996. Soit très peu, avec un progrès depuis trente ans. « Aujourd’hui, au XXIe siècle, les romancières sont de plus en plus lues et de moins en moins ostracisées. Disons que l’on est sur le bon chemin… C’est l’occasion de redécouvrir notre patrimoine : beaucoup de femmes de lettres de talent sont passées sous silence. Nous voulons à la fois en faire la démonstration politique, en plus de réhabiliter la littérature en mettant fin à un sacré gâchis », expose Laurence Faron.

Un patrimoine à redécouvrir

Isoline, de Judith Gautier, dont le père, Théophile, est resté célèbre, l’Aimée, de Renée Vivien, et Marie-Claire, de Marguerite Audoux, viennent ainsi d’être republiés. D’autres suivront, dont la Belle et la Bête, histoire connue mondialement, signée par une inconnue : Gabrielle-­Suzanne de Villeneuve. « Un très beau conte, magnifiquement écrit », assure l’éditrice, qui compte sortir dix ouvrages par an, « pour faire la preuve par la qualité et par le nombre ». « Il faut vraiment que les éditeurs s’éveillent. C’est l’objectif de mon livre. Ce que fait Talents hauts est formidable : cela va botter les fesses des grosses maisons. C’est tant mieux, elles ont des trésors dans leurs catalogues », s’enthousiasme Éric Dussert, dont le livre fourmille de trésors cachés.

Qui sait que Delphine de Girardin a inventé la chronique de presse ? Qui a lu ses œuvres ? Comment expliquer que Sangs, de Louise Hervieux, prix Femina 1936, ne soit plus édité ? Ce roman, écrit par une syphilitique de naissance, a eu un tel écho qu’il a permis la création du carnet de santé en 1938. Qui lit Myriam Harry, Claire de Duras, Rose Celli ou Marie-Louise Haumont ? Ou encore Madame 60 bis, d’Henriette Valet, qui vient de ressortir dans la collection « Inconnues », chez l’Arbre vengeur ?

Autant d’œuvres perdues à faire ressurgir. « Je peux dire à l’avantage de mon sexe que l’on ne regarde plus comme un prodige les productions de son esprit », appréciait Madame de Gomez, qui fut la première romancière et dramaturge à vivre de sa plume, et reste trop peu éditée aujourd’hui.

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