Inauguration du parc Aimé Césaire

mercredi 2 juillet 2008

La proposition présentée au Conseil municipal de donner le nom d’Aimé Césaire à l’actuel Parc de l’Écluse a été approuvée par le Groupe communiste et citoyen « Tous ensemble pour Aubervilliers ! » bien que la suggestion de renommer la rue Colbert n’ait pas été retenue (lire sur le site l’intervention de Patricia Latour à ce propos).

Les communistes souhaitent saluer Aimé Césaire pour ce qu’il fut et d’abord, longtemps, un militant communiste. Par delà les divergences apparues en 1956 les relations des communistes avec Aimé Césaire se poursuivirent.

Dans L’Humanité du 18 avril 2008, Rosa Moussaoui a rappelé ce que furent les engagements d’Aimé Césaire. Vous lirez cet article ci-après, précision faite que les notes de bas de page sont de la rédaction des animateurs du Site.

Nous publions également le texte intégral de la lettre de démission du Parti adressée le 24 octobre 1956 à Maurice Thorez. L’original de cette lettre, qui appartient à l’histoire, a été remis à Aimé Césaire par Marie-George Buffet lors d’une rencontre pleine d’émotion en 2007.

« Je suis de la race de ceux qu’on opprime. » Des méandres d’un parcours politique heurté par les tempêtes politiques du XXe siècle émerge cette conviction, fondatrice chez Césaire. Une conscience qui se forge dès l’aube des années trente chez le jeune Martiniquais qui a quitté sa terre natale pour étudier au lycée Louis-le-Grand à Paris, où il rencontre le Sénégalais Léopold Sédar Senghor, auquel il restera profondément lié toute sa vie. Confronté quotidiennement au racisme décomplexé de cette foule parisienne qui fit le succès de l’exposition coloniale de Vincennes, le jeune Césaire préfère s’insurger que raser les murs. Dès 1934, il fonde, avec d’autres étudiants antillais, guyanais et africains la revue L’Étudiant noir, creuset dans lequel la critique de l’idéologie colonialiste et de l’assimilation forgera le concept de « négritude » [1]. Une arme à la fois culturelle et politique, qui imprègnera, pour toujours, la poésie comme les combats de Césaire et de ses compagnons.

À la Libération, Aimé Césaire, soutenu par les communistes, devient maire de Fort-de-France, un mandat qu’il exercera jusqu’en 2001. En 1946, il adhère au PCF, engagement qu’il justifie ainsi dans une brochure publiée par le parti : « Dans le monde mal guéri de racisme où persiste l’exploitation féroce des populations coloniales, le Parti communiste incarne (…) le droit à la dignité de tous les hommes, sans distinction d’origine, de religion, de couleur. » Élu député, il sera la cheville ouvrière de la départementalisation de la Martinique, de la Guadeloupe, de la Guyane et de la Réunion. En 1947, Césaire participe à la fondation de la revue Présence africaine, espace d’expression et de débats pour de nombreux intellectuels issus des colonies. Elle initiera, trois ans plus tard, le premier Congrès international des écrivains et artistes noirs.

Anticolonialisme, antiracisme et humanisme restent au coeur de son engagement. « Le colonialisme porte en lui la terreur, il est vrai, écrivait-il en 1954 dans La Nouvelle Critique. Mais il porte aussi en lui, plus néfaste encore que la chicote des exploiteurs, le mépris de l’homme, la haine de l’homme, bref, le racisme. Que l’on s’y prenne comme on voudra, on arrive toujours à la même conclusion : il n’y a pas de colonialisme sans racisme. »

Alors que montent les revendications d’indépendance et, avec elles la question de l’aliénation culturelle des colonisés, les rapports se tendent entre Césaire et le PCF. Jusqu’à la rupture en 1956, au lendemain de l’intervention soviétique en Hongrie. Dans la longue lettre de démission qu’il adresse à Maurice Thorez (voir le texte intégral, ci-après), le poète prend acte, comme d’autres intellectuels communistes, de l’échec d’un système qui se voulait une alternative au capitalisme. Dans la même missive, Césaire, citant le vote des pouvoirs spéciaux au gouvernement de Guy Mollet [2], critique durement les choix du PCF sur la question coloniale : « Si le but de toute politique progressiste est de rendre un jour leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action quotidienne des partis progressistes (…) ne détruise pas tous les jours les bases mêmes (…) de cette future liberté. » En 1958, Césaire fonde le Parti progressiste martiniquais, mu, au départ, par la revendication d’autonomie. Il siège à l’Assemblée nationale, comme non-inscrit, de 1958 à 1978, puis sur les bancs socialistes jusqu’en 1993. À la mairie de Fort-de-France, il laisse une empreinte indélébile, en particulier sur le plan culturel, avec la création d’ateliers d’art populaire et celle du festival de Fort-de-France.

Jusqu’à son dernier souffle, il resta un observateur curieux et attentif, à l’écoute de toutes les palpitations du monde. À l’hiver 2005, plusieurs mois après le vote de la loi consacrant le « rôle positif » de la colonisation, Césaire entraîne dans le sillage de sa révolte toute la Martinique en refusant de recevoir Nicolas Sarkozy. Quelques mois plus tard, après l’abrogation d’une partie de la loi incriminée, il accepte finalement de recevoir le candidat UMP à l’élection présidentielle, qui assimilait l’examen par la France de son passé colonial à « une funeste inclinaison au reniement de soi ». Le poète, au terme de la rencontre, lui remettait un exemplaire de son Discours sur le colonialisme. « Et je dis que, de la colonisation à la civilisation, y écrit-il, la distance est infinie, et que de toutes les expéditions coloniales accumulées, de tous les statuts coloniaux élaborés, de toutes les circulaires ministérielles expédiées, on ne saurait réunir une seule valeur humaine… »


Lettre d’Aimé Césaire – 24 octobre 1956

MAURICE THOREZ,

Il me serait facile d’articuler, tant à l’égard du Parti communiste français qu’à l’égard du communisme international tel qu’il est patronné par l’Union soviétique, une longue liste de griefs ou de désaccords.

La moisson a été particulièrement riche ces derniers temps et les révélations de Khrouchtchev sur Staline sont telles qu’elles ont plongé, ou du moins, je l’espère, tous ceux qui ont, à quelque degré que ce soit, participé à l’action communiste, dans un abîme de stupeur, de douleur et de honte.

Oui, ces morts, ces torturés, ces suppliciés, ni les réhabilitations posthumes, ni les funérailles nationales, ni les discours officiels ne prévaudront contre eux. Ils ne sont pas de ceux dont on conjure le spectre par quelque phrase mécanique.

Désormais, leur visage apparaît en filigrane dans la pâte même du système, comme l’obsession de notre échec et de notre humiliation.

Et bien entendu, ce n’est pas l’attitude du Parti communiste français, telle qu’elle a été définie en son XIVe Congrès, attitude qui semble avant tout avoir été dictée par le dérisoire souci des dirigeants de ne pas perdre la face, qui aura permis de dissiper le malaise et obtenu que cesse de s’ulcérer et de saigner au plus vif de nos consciences une blessure.

Les faits sont là, massifs.

Je cite pêle-mêle : les précisions données par Khrouchtchev sur les méthodes de Staline ; la vraie nature des rapports entre le pouvoir de l’État et la classe ouvrière dans trop de démocraties populaires, rapports qui nous font croire à l’existence dans ces pays d’un véritable capitalisme d’État exploitant la classe ouvrière de manière pas très différente de la manière dont on en use avec la classe ouvrière dans les pays capitalistes ; la conception généralement admise dans les partis communistes de type stalinien des relations entre États et partis frères, témoin le tombereau d’injures déversées pendant cinq ans sur la Yougoslavie coupable d’avoir affirmé sa volonté d’indépendance ; le manque de signes positifs indiquant la volonté du Parti communiste russe et de l’État soviétique d’accorder leur indépendance aux autres partis communistes et aux autres états socialistes ; ou alors le manque de hâte des partis non russes, et singulièrement du Parti communiste français, à s’emparer de cette offre et à affirmer leur indépendance à l’égard de la Russie ; tout cela nous autorise à dire que – exception faite pour la Yougoslavie – dans de nombreux pays d’Europe, et au nom du socialisme, des bureaucraties coupées du peuple, des bureaucraties usurpatrices, et dont il est maintenant prouvé qu’il n’y a rien à attendre, ont réussi la piteuse merveille de transformer en cauchemar ce que l’humanité a pendant longtemps caressé comme un rêve : le socialisme.

Quant au Parti communiste français, on n’a pas pu ne pas être frappé par sa répugnance à s’engager dans les voies de la déstalinisation ; sa mauvaise volonté à condamner Staline et les méthodes qui l’ont conduit au crime ; son inaltérable satisfaction de soi ; son refus de renoncer pour sa part et en ce qui le concerne aux méthodes antidémocratiques chères à Staline ; bref, par tout cela qui nous autorise à parler d’un stalinisme français qui a la vie plus dure que Staline lui-même et qui, on peut le conjecturer, aurait produit en France les mêmes catastrophiques effets qu’en Russie, si le hasard avait permis qu’en France il s’installât au pouvoir.

Ici, comment taire notre déception ?

Il est très vrai de dire qu’au lendemain du rapport Khrouchtchev nous avons tressailli d’espérance.
On attendait du Parti communiste français une autocritique probe ; une désolidarisation d’avec le crime qui le disculpât ; pas un reniement, mais un nouveau et solennel départ ; quelque chose comme le Parti communiste fondé une seconde fois… Au lieu qu’au Havre3, nous n’avons vu qu’entêtement dans l’erreur ; persévérance dans le mensonge ; absurde prétention de ne s’être jamais trompé ; bref, chez des pontifes plus que jamais pontifiants, une incapacité sénile à se déprendre de soi même pour se hausser au niveau de l’événement et toutes les ruses puériles d’un orgueil sacerdotal aux abois.
Quoi ! Tous les partis communistes bougent. Italie. Pologne. Hongrie. Chine. Et le parti français, au milieu du tourbillon général, se contemple lui-même et se dit satisfait. Jamais je n’ai eu autant conscience d’un tel retard historique affligeant un grand peuple…

Mais, quelque grave que soit ce grief – et à lui seul très suffisant car faillite d’un idéal et illustration pathétique de l’échec de toute une génération – je veux ajouter un certain nombre de considérations se rapportant à ma qualité d’homme de couleur.

Disons d’un mot : qu’à la lumière des événements (et réflexion faite sur les pratiques honteuses de l’antisémitisme qui ont eu cours et continuent encore semble-t-il à avoir cours dans des pays qui se réclament du socialisme), j’ai acquis la conviction que nos voies et celles du communisme tel qu’il est mis en pratique, ne se confondent pas purement et simplement ; qu’elles ne peuvent pas se confondre purement et simplement.

Un fait à mes yeux capital est celui-ci : que nous, hommes de couleur, en ce moment précis de l’évolution historique, avons, dans notre conscience, pris possession de tout le champ de notre singularité et que nous sommes prêts à assumer sur tous les plans et dans tous les domaines les responsabilités qui découlent de cette prise de conscience.

Singularité de notre “ situation dans le monde ” qui ne se confond avec nulle autre.

Singularité de nos problèmes qui ne se ramènent à nul autre problème.

Singularité de notre histoire coupée de terribles avatars qui n’appartiennent qu’à elle.

Singularité de notre culture que nous voulons vivre de manière de plus en plus réelle.

Qu’en résulte-t-il, sinon que nos voies vers l’avenir, je dis toutes nos voies, la voie politique comme la voie culturelle, ne sont pas toutes faites ; qu’elles sont à découvrir, et que les soins de cette découverte ne regardent que nous ? C’est assez dire que nous sommes convaincus que nos questions, ou si l’on veut la question coloniale, ne peut pas être traitée comme une partie d’un ensemble plus important, une partie sur laquelle d’autres pourront transiger ou passer tel compromis qu’il leur semblera juste de passer eu égard à une situation générale qu’ils auront seuls à apprécier.

Ici il est clair que je fais allusion au vote du Parti communiste français sur l’Algérie, vote par lequel le Parti accordait au gouvernement Guy Mollet-Lacoste les pleins pouvoirs pour sa politique en Afrique du Nord – éventualité dont nous n’avons aucune garantie qu’elle ne puisse se renouveler. En tout cas, il est constant que notre lutte, la lutte des peuples coloniaux contre le colonialisme, la lutte des peuples de couleur contre le racisme est beaucoup plus complexe – que dis-je – d’une tout autre nature que la lutte de l’ouvrier français contre le capitalisme français et ne saurait en aucune manière, être considérée comme une partie, un fragment de cette lutte.

Je me suis souvent posé la question de savoir si, dans des sociétés comme les nôtres, rurales comme elles sont, les sociétés de paysannerie, où la classe ouvrière est infime et où, par contre, les classes moyennes ont une importance politique sans rapport avec leur importance numérique réelle, les conditions politiques et sociales permettaient, dans le contexte actuel, une action efficace d’organisations communistes agissant isolément (à plus forte raison d’organisations communistes fédérées ou inféodées au Parti communiste de la métropole) et si, au lieu de rejeter à priori et au nom d’une idéologie exclusive, des hommes pourtant honnêtes et foncièrement anticolonialistes, il n’y avait pas plutôt lieu de rechercher une forme d’organisation aussi large et souple que possible, une forme d’organisation susceptible de donner élan au plus grand nombre, plutôt qu’à caporaliser un petit nombre. Une forme d’organisation où les marxistes seraient non pas noyés, mais où ils joueraient leur rôle de levain, d’inspirateur, d’orienteur et non celui qu’à présent ils jouent objectivement, de diviseurs des forces populaires.

L’impasse où nous sommes aujourd’hui aux Antilles, malgré nos succès électoraux, me paraît trancher la question : j’opte pour le plus large contre le plus étroit ; pour le mouvement qui nous met au coude à coude avec les autres et contre celui qui nous laisse entre nous ; pour celui qui rassemble les énergies contre celui qui les divise en chapelles, en sectes, en églises ; pour celui qui libère l’énergie créatrice des masses contre celui qui la canalise et finalement la stérilise.

En Europe, l’unité des forces de gauche est à l’ordre du jour ; les morceaux disjoints du mouvement progressiste tendent à se ressouder, et nul doute que ce mouvement d’unité deviendrait irrésistible si du côté des partis communistes staliniens, on se décidait à jeter par-dessus bord tout l’impedimenta des préjugés, des habitudes et des méthodes hérités de Staline.

Nul doute que dans ce cas, toute raison, mieux, tout prétexte de bouder l’unité serait enlevé à ceux qui dans les autres partis de gauche ne veulent pas de l’unité, et que de ce fait les adversaires de l’unité se trouveraient isolés et réduits à l’impuissance.

Et alors, comment, dans notre pays où, le plus souvent, la division est artificielle, venue du dehors, branchée qu’elle est sur les divisions européennes abusivement transplantées dans nos politiques locales, comment ne serions-nous pas décidés à sacrifier tout, je dis tout le secondaire, pour retrouver l’essentiel : cette unité avec des frères, avec des camarades qui est le rempart de notre force et le gage de notre confiance en l’avenir ?

D’ailleurs, ici, c’est la vie elle-même qui tranche. Voyez donc le grand souffle d’unité qui passe sur tous les pays noirs ! Voyez comme, çà et là, se remaille le tissu rompu ! C’est que l’expérience, une expérience durement acquise, nous a enseigné qu’il n’y a à notre disposition qu’une arme, une seule efficace, une seule non ébréchée : l’arme de l’unité, l’arme du rassemblement anticolonialiste de toutes les volontés, et que le temps de notre dispersion au gré du clivage des partis métropolitains est aussi le temps de notre faiblesse et de nos défaites.

Pour ma part, je crois que les peuples noirs sont riches d’énergie, de passion qu’il ne leur manque ni vigueur, ni imagination, mais que ces forces ne peuvent que s’étioler dans des organisations qui ne leur sont pas propres, faites pour eux, faites par eux et adaptées à des fins qu’eux seuls peuvent déterminer.

Ce n’est pas volonté de se battre seul et dédain de toute alliance. C’est volonté de ne pas confondre alliance et subordination. Solidarité et démission. Or c’est là très exactement de quoi nous menacent quelques-uns des défauts très apparents que nous constatons chez les membres du Parti communiste français : leur assimilationisme invétéré ; leur chauvinisme inconscient ; leur conviction passablement primaire – qu’ils partagent avec les bourgeois européens – de la supériorité omnilatérale de l’Occident ; leur croyance que l’évolution telle qu’elle s’est opérée en Europe est la seule possible ; la seule désirable ; qu’elle est celle par laquelle le monde entier devra passer ; pour tout dire, leur croyance rarement avouée, mais réelle, à la civilisation avec un grand C ; au progrès avec un grand P (témoin leur hostilité à ce qu’ils appellent avec dédain le “ relativisme culturel ”, tous défauts qui bien entendu culminent dans la gent littéraire qui à propos de tout et de rien dogmatise au nom du Parti).
Il faut dire en passant que les communistes français ont été à bonne école. Celle de Staline. Et Staline est bel et bien celui qui a réintroduit, dans la pensée socialiste, la notion de peuples “ avancés ” et de peuples “ attardés ”. Et s’il parle du devoir du peuple avancé (en l’espèce les Grands Russes) d’aider les peuples arriérés à rattraper leur retard, je ne sache pas que le paternalisme colonialiste proclame une autre prétention.

Dans le cas de Staline et de ses sectateurs, ce n’est peut-être pas de paternalisme qu’il s’agit. Mais c’est à coup sûr de quelque chose qui lui ressemble à s’y méprendre. Inventons le mot : c’est du “ fraternalisme ”.

Car il s’agit bel et bien d’un frère, d’un grand frère qui, imbu de sa supériorité et sûr de son expérience, vous prend la main (d’une main, hélas ! parfois rude) pour vous conduire sur la route où il sait se trouver la Raison et le Progrès.

Or c’est très exactement ce dont nous ne voulons pas. Ce dont nous ne voulons plus.
Nous voulons que nos sociétés s’élèvent à un degré supérieur de développement, mais d’elles-mêmes, par croissance interne, par nécessité intérieure, par progrès organique, sans que rien d’extérieur vienne gauchir cette croissance, ou l’altérer ou la compromettre.

Dans ces conditions on comprend que nous ne puissions donner à personne délégation pour penser pour nous ; délégation pour chercher pour nous ; que nous ne puissions désormais accepter que qui que ce soit, fût-ce le meilleur de nos amis, se porte fort pour nous. Si le but de toute politique progressiste est de rendre un jour leur liberté aux peuples colonisés, au moins faut-il que l’action quotidienne des partis progressistes n’entre pas en contradiction avec la fin recherchée et ne détruise pas tous les jours les bases mêmes, les bases organisation­nelles comme les bases psychologiques de cette future liberté, lesquelles se ramènent à un seul postulat : le droit à l’initiative.

Je crois en avoir assez dit pour faire comprendre que ce n’est ni le marxisme ni le communisme que je renie, que c’est l’usage que certains ont fait du marxisme et du communisme que je réprouve. Que ce que je veux, c’est que marxisme et communisme soient mis au service des peuples noirs, et non les peuples noirs au service du marxisme et du communisme. Que la doctrine et le mouvement soient faits pour les hommes, non les hommes pour la doctrine ou pour le mouvement. Et, bien entendu, cela n’est pas valable pour les seuls communistes. Et si j’étais chrétien ou musulman, je dirais la même chose. Qu’aucune doctrine ne vaut que repensée par nous, que repensée pour nous, que convertie à nous. Cela a l’air d’aller de soi. Et pourtant dans les faits cela ne va pas de soi.

Et c’est ici une véritable révolution copernicienne qu’il faut imposer, tant est enracinée en Europe, et dans tous les partis, et dans tous les domaines, de l’extrême droite à l’extrême gauche, l’habitude de faire pour nous, l’habitude de disposer pour nous, l’habitude de penser pour nous, bref l’habitude de nous contester ce droit à l’initiative dont je parlais tout à l’heure et qui est, en définitive, le droit à la personnalité. C’est sans doute là l’essentiel de l’affaire.

Il existe un communisme chinois. Sans très bien le connaître, j’ai à son égard un préjugé des plus favorables. Et j’attends de lui qu’il ne verse pas dans les monstrueuses erreurs qui ont défiguré le communisme européen. Mais il m’intéresserait aussi et plus encore, de voir éclore et s’épanouir la variété africaine du communisme. Il nous proposerait sans doute des variantes utiles, précieuses, originales et nos vieilles sagesses nuanceraient, j’en suis sûr, ou compléteraient bien des points de la doctrine.

Mais je dis qu’il n’y aura jamais de variante africaine, ou malgache, ou antillaise du communisme, parce que le communisme français trouve plus commode de nous imposer la sienne. Qu’il n’y aura jamais de communisme africain, malgache ou antillais, parce que le Parti communiste français pense ses devoirs envers les peuples coloniaux en termes de magistère à exercer, et que l’anticolonialisme même des communistes français porte encore les stigmates de ce colonialisme qu’il combat. Ou encore, ce qui revient au même, qu’il n’y aura pas de communisme propre à chacun des pays coloniaux qui dépendent de la France, tant que les bureaux de la rue Saint-Georges, les bureaux de la section coloniale du Parti communiste français, ce parfait pendant du ministère de la rue Oudinot, persisteront à penser à nos pays comme à terres de missions ou pays sous mandat.

Pour revenir à notre propos, l’époque que nous vivons est sous le signe d’un double échec : l’un évident, depuis longtemps, celui du capitalisme. Mais aussi l’autre, celui, effroyable, de ce que pendant trop longtemps nous avons pris pour du socialisme ce qui n’était que du stalinisme. Le résultat est qu’à l’heure actuelle le monde est dans l’impasse.

Cela ne peut signifier qu’une chose : non pas qu’il n’y a pas de route pour en sortir, mais que l’heure est venue d’abandonner toutes les vieilles routes. Celles qui ont mené à l’imposture, à la tyrannie, au crime.

C’est assez dire que, pour notre part, nous ne voulons plus nous contenter d’assister à la politique des autres. Au piétinement des autres. Aux combinaisons des autres. Aux rafistolages de consciences ou à la casuistique des autres. L’heure de nous-mêmes a sonné.

Et ce que je viens de dire des nègres n’est pas valable que pour les nègres. Oui, tout peut encore être sauvé, tout, même le pseudo socialisme installé çà et là en Europe par Staline, à condition que l’initiative soit rendue aux peuples qui jusqu’ici n’ont fait que la subir ; à condition que le pouvoir descende et s’enracine dans le peuple, et je ne cache pas que la fermentation qui se produit à l’heure actuelle en Pologne, par exemple, me remplit de joie et d’espoir.

Ici que l’on me permette de penser plus particulièrement à mon malheureux pays : la Martinique. J’y pense pour constater que le Parti communiste français est dans l’incapacité absolue de lui offrir une quelconque perspective qui soit autre chose qu’utopique ; que le Parti communiste français ne s’est jamais soucié de lui en offrir ; qu’il n’a jamais pensé à nous qu’en fonction d’une stratégie mondiale au demeurant déroutante.

J’y pense pour constater que le communisme a achevé de lui passer autour du cou le nœud coulant de l’assimilation ; que le communisme a achevé de l’isoler dans le bassin caraïbe ; qu’il a achevé de le plonger dans une manière de ghetto insulaire ; qu’il a achevé de le couper des autres pays antillais dont l’expérience pourrait lui être à la fois instructive et fructueuse (car ils ont les mêmes problèmes que nous et leur évolution démocratique est impétueuse) : que le communisme, enfin, a achevé de nous couper de l’Afrique Noire dont l’évolution se dessine désormais à contresens de la nôtre. Et pourtant cette Afrique Noire, la mère de notre culture et de notre civilisation antillaise, c’est d’elle que j’attends la régénération des Antilles, pas de l’Europe qui ne peut que parfaire notre aliénation, mais de l’Afrique qui seule peut revitaliser, repersonnaliser les Antilles. Je sais bien. On nous offre en échange la solidarité avec le peuple français ; avec le prolétariat français, et à travers le communisme, avec les prolétariats mondiaux. Je ne nie pas ces réalités. Mais je ne veux pas ériger ces solidarités en métaphysique. Il n’y a pas d’alliés de droit divin. Il y a des alliés que nous imposent le lieu, le moment et la nature des choses. Et si l’alliance avec le prolétariat français est exclusive, si elle tend à nous faire oublier ou contrarier d’autres alliances nécessaires et naturelles, légitimes et fécondantes, si le communisme saccage nos amitiés les plus vivifiantes, celle qui nous unit à l’Afrique, alors je dis que le communisme nous a rendu un bien mauvais service en nous faisant troquer la Fraternité vivante contre ce qui risque d’apparaître comme la plus froide des abstractions. Je préviens une objection. Provincialisme ? Non pas. Je ne m’enterre pas dans un particularisme étroit. Mais je ne veux pas non plus me perdre dans un universalisme décharné.

Il y a deux manières de se perdre : par ségrégation murée dans le particulier ou par dilution dans l’“ universel ”.

Ma conception de l’universel est celle d’un universel riche de tout le particulier, riche de tous les particuliers, approfondissement et coexistence de tous les particuliers. Alors ? Alors il nous faudra avoir la patience de reprendre l’ouvrage, la force de refaire ce qui a été défait ; la force d’inventer au lieu de suivre ; la force “ d’inventer ” notre route et de la débarrasser des formes toutes faites, des formes pétrifiées qui l’obstruent. En bref, nous considérons désormais comme notre devoir de conjuguer nos efforts à ceux de tous les hommes épris de justice et de vérité, pour bâtir des organisations susceptibles d’aider de manière probe et efficace les peuples noirs dans leur lutte pour aujourd’hui et pour demain : lutte pour la justice ; lutte pour la culture ; lutte pour la dignité et la liberté ; des organisations capables en un mot de les préparer dans tous les domaines à assumer de manière autonome les lourdes responsabilités que l’histoire en ce moment même fait peser si lourdement sur leurs épaules.

Dans ces conditions, je vous prie de recevoir ma démission de membre du Parti communiste français.

Aimé Césaire

Notes

[1Initialement le terme revendique l’identité noire et sa culture face à une francité jugée oppressante et instrument de la domination coloniale française. Le concept est ensuite repris par Léopold Sédar Senghor qui lui confie le sens de « l’émotion noire » opposée à « la raison hellène ». Franz Fanon combat la notion lui préférant une dimension internationaliste. Aimé Césaire s’est lui même démarqué de la notion considérant qu’elle pouvait être reprise dans un répertoire raciste.

[2Le vote des pouvoirs spéciaux à Guy Mollet a d’emblée suscité une vive controverse. Sans approuver l’ensemble des orientations définies par le Premier ministre socialiste, le PCF a, à l’époque, considéré que l’intention proclamée de mettre fin à la guerre d’Algérie justifiait à elle seule un vote positif. Cette position a, depuis lors été réévaluée par le parti qui considère que ce vote fut une erreur. Rappelons que les élections législatives du 2 janvier 1956 avaient donné une majorité à la gauche et que le Parti socialiste refusa la perspective possible d’un nouveau Front populaire.
Pour une approche développée de cette période on se reportera aux Actes des journées d’étude organisées par les Archives départementales de la Seine-Saint-Denis le 29 et 30 novembre 2006, publiés sous le titre Le parti communiste français et l’année 1956, Fondation Gabriel Péri, 26€.

6 Messages

  • Inauguration du parc Aimé Césaire Le 7 juillet 2008 à 10:49, par léna

    J’ai participé, dimanche à l’inauguration du parc Aimé Césaire.

    Ce n’était pas la grande foule mais il faisait beau.

    Jack Ralite a parlé de Césaire de très belle manière (il faudrait lui demander son texte et le publier sur le site). J. Salvator n’a rien dit ou plutôt s’est cantonné au rôle de M. Loyal. Ph. Millia a prononcé quelques mots, mais après Jack...

    La plaque a été dévoilée, voici ce qu’on peut y lire : "Aimé Césaire 1913-2007, poète et dramaturge, député de la Martinique, maire honoraire de Fort de France. Homme d’action et éveilleur de consciences".

    Si la platitude du propos est très consternante (quelqu’un a dit près de moi "c’est le service minimum")s’y ajoute le non usage de "progressiste" et "anticolonialiste".

    Je suis parti.

    Un nuage noir se glissait sous le soleil.

    En souriant intérieurement, je me demandais si l’honorariat est une qualité qui s’applique éternellement à ceux qui ont disparu.

    Hormis le beau discours de Jack, ce n’était pas une belle matinée.

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    • Inauguration du parc Aimé Césaire Le 9 juillet 2008 à 17:46, par jygeai

      Merci à Jack Ralite pour ce bel hommage à Aimé Césaire, mais c’est vrai que, lorsqu’on lit la plaque commémorative, c’est plat et réducteur !!!

      Quant à Philippe Milliat, prendre la parole derrière Jack Ralite, ça se passe de commentaires !!!Soyons charitables !

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  • Inauguration du parc Aimé Césaire Le 7 juillet 2008 à 21:52, par béo

    J’ai reçu vendredi 4 juillet (2 jours avant la cérémonie !) "Aubermensuel".
    Sa "une" annonce les initiatives de la Municipalité au bord du canal entre le 6 et le 27 juillet.

    Bonne idée offerte aux albertivillariens qui ne partent pas en vacances (ils sont nombreux !) et qui ne profiteront pas des voyages à la mer organisés chaque été par la section locale du PCF (la Mairie ayant refusé la mise à disposition de cars.)

    Ce qui surprend, c’est que cette initiative semble être, d’après l’article d’Aubermensuel, celle de l’adjoint "aux pratiques culturelles" (!) et de l’adjoint au commerce (!). On se prend à avoir peur qu’ils dévoilent ainsi leurs grandes lignes d’action pour leur mandat.

    Espérons pourtant que "Auber canal plage" connaîtra une fréquentation importante car on imagine que le coût financier d’une telle opération, mise sur pied avec précipitation, est sans doute élévé ; alors que les nouveaux élus ne manquent pas de souligner qu’ils gèrent un budget très très difficile. Où est la vérité ?

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    • bagatelle !!! Le 8 juillet 2008 à 17:38, par sénèke le vrai

      Nos deux élus grands admirateurs des Anciens penseurs grecs ou latins nous proposent un divertissement à 53000€ environ.On aura le jeu mais pas le pain !!
      Une dizaine de mille à la charge de plaine commune, le reste pour la ville...
      à lire dans le compte-rendu du bureau municipal du 23 juin 2008.
      à croire que la situation budgétaire n’est pas si terrible. J’éviterai ici de critiquer le peu d’originalité de cette manifestation qui ne se veut qu’une pâle copie parisienne.LAMENTABLE

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      • bagatelle !!! Le 8 juillet 2008 à 18:17, par Poisson Rouge

        Tiens bah si vous aimez les chiffres, il y en a plein sur le site des élus du PS : http://ps-auber.typepad.fr/elus/2008/07/transparence-si.html

        Pour ma part, j’ai du mal à comprendre ce que signifie... Si quelqu’un veut bien éclairer ma chandelle !

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        • bagatelle !!! Le 8 juillet 2008 à 23:06, par béo

          Cest vrai que cette visite sur le site du PS vaut le détour ! Et l’article s’intitule "Transparence"....Comme il s’agit d’une reproduction de la "lettre d’E.Yonnet" je suis certain que la 1ère adjoint de la ville pourra nous expliquer ces graphiques sans problème.

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