
Tribune de Jack Ralite
Doit-on laisser embastiller le poète croate Predrag Matvejevitch ?
La haine imbécile contre l’expression de la liberté
mercredi 28 juillet 2010
« Nous avons tous un héritage et nous devons le défendre, mais dans un
même mouvement nous devons nous en défendre, autrement nous aurions des
retards d’avenir, nous serions inaccomplis. »
Cette pensée « géniale et fulgurante », pour parler comme Claudio
Magris, a été énoncée le lundi 2 avril 2007, à Aubervilliers, dans
le cadre des Lundis du Collège de France, par un homme simple et des
hauteurs, un universitaire, un penseur, un poète, un citoyen à la
conscience critique radicale, Predrag Matvejevitch.
C’est un incontournable d’aujourd’hui, un homme d’une grande
gentillesse envers autrui qui lutte depuis longtemps contre la « haine
imbécile », les « fureurs chauvinistes ». C’est un homme
partisan d’une humanité irréductible à toutes fermetures nationales,
un homme qui refuse les « particularismes exacerbés », « la
dispersion moléculaire » et « les formules et conceptions
totalisantes ».
On connaît son engagement incessant contre toutes les puretés qui, en
Bosnie, se sont symbolisées dans la « purification ethnique » avec
son cortège de massacres.
Je l’ai rencontré résolu, à Sarajevo, au temps noir du martyre
bosniaque.
Aujourd’hui heureusement, la page de l’atroce guerre a été tournée
mais malheureusement, il demeure la page des « identités pures » et
la nécessité capitale d’en traquer les causes. « Il faut se souvenir
de l’avenir », dit Aragon.
Précisément, Predrag Matvejevitch continue le combat par livres et
articles, qu’il soit à Zagreb en Croatie, en Italie enseignant la
slavistique durant plusieurs années à l’université la Sapienza à
Rome, en France où il fut titulaire de la chaire européenne du Collège
de France.
C’est au nom de ce Collège qu’il était venu à Aubervilliers parler
d’Ivo Andric, prix Nobel 1961, auteur du Pont sur la Drina. Cela
m’évoque un de ses grands collègues aujourd’hui disparu, Jean-Pierre
Vernant, déclarant : « Demeurer enclos dans son identité, c’est se
perdre et cesser d’être, on se connaît, on se construit par le contact,
l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de
l’autre, l’homme est un pont. »
Or, demain, mercredi 28 juillet, cet homme de courage passera cinq mois
derrière un mur, en prison à Zagreb, pour avoir publié une lettre sur
les « talibans chrétiens » – « ces écrivains enragés,
serbes, croates et autres qui ont semé la haine, prêché la vengeance,
soutenu ou encouragé le crime ».
Ce faisant, il leur attribuait une part de responsabilité dans
l’immense malheur de l’ex-Yougoslavie. L’un d’eux, poète
ultranationaliste croate, l’attaqua en justice, laquelle le condamna à
la prison. L’application tardait. Une saisine auprès de la Cour
suprême de Croatie intervint. Celle-ci confirma la sentence et décida de
faire « encager » Predrag, écrivain « engagé ».
Samedi, au téléphone, il me disait : « Tu vois, il faut aller plus
loin que d’exiger la “liberté d’expression”, il faut y ajouter
“l’expression de la liberté”. »
En Croatie, à l’évidence elle n’est pas garantie. C’est un
« retard d’avenir », un « inaccompli » qui, selon René
Char, « bourdonne d’essentiel ».
Predrag Matvejevitch, qui a appris à aimer sans idolâtrer, est un
merveilleux repère d’avenir que l’on doit arracher à la politique
délinquante de ce qu’il nomme une « démocrature ».
Et dire que l’Europe va accueillir cette Croatie et traîne
lamentablement pour accorder des visas aux Bosniaques.
Solidarité intransigeante, affectueuse et active à Predrag Matvejevitch,
l’homme à « l’identité gigogne », un « désobéissant, un
homme qui dit tout, ne se range jamais, ne renonce à rien face à
l’infernalité du présent » (Pasolini).
Jack Ralite
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