Conférence des lundis du collège de France à Aubervilliers

Les civilisations amérindiennes

Allocution de Jack Ralite en introduction à la conférence de Philippe Descola

vendredi 9 juillet 2010

Nous voici au septième et dernier lundi du Collège de France à Aubervilliers pour l’année -la quatrième- 2009-2010. C’est le professeur Philippe Descola, titulaire de la Chaire d’Anthropologie de la nature depuis le jeudi 29 mars 2001 où il prononça sa leçon inaugurale, qui va ajouter à l’Eden, la Chine, l’Egypte, Vercingétorix, Rome, l’Orient arabe, les civilisations amérindiennes.

La morale en est, dirait Carlo Ossola, que chaque fois « le centre était partout et la périphérie nulle part  ».

Chacune, chacun de ces sept chercheurs-professeurs me fait penser à Brecht disant : « Il (elle) pensait dans d’autres têtes et dans la sienne d’autres têtes pensaient. C’est cela la vraie pensée.  »

J’ajouterais une pensée dialoguée, une pensée par l’épreuve de l’autre. Tout cela nous a augmentés.

Donc, ce soir, place aux Amérindiens parmi lesquels vécurent, de 1976 à 1979, Philippe Descola et son épouse Anne-Christine. Ils étudièrent les Achuars («  les gens du palmiers d’eau »), tribu des Indiens Jivaros vivant dans la jungle épaisse de la Haute Amazonie parsemée de marais.

C’était une de ces sociétés « primitives » faisant partie de l’imaginaire et de la bizarrerie exotique occidentales. Une terra incognita.

Ceux qui sont attirés par cette question liront avec passion, et un immense plaisir, le très beau livre de Philippe Descola, Les lances du crépuscule (éditions Terre humaine Poche). Il y raconte son voyage et son séjour avec la saveur d’un roman et la rigueur du savoir, d’un savoir nouveau qui a besoin de lecteurs n’ayant pas « les œillères d’un cheval de fiacre », pour reprendre une de ses expressions.

Bien sûr, Philippe Descola eut de grands prédécesseurs, notamment Claude Lévi-Strauss et Michel Foucault, mais sa marque d’intervention qu’exprime son important Par-delà nature et culture (Editions Gallimard), c’est : « Faire prendre conscience que la manière dont l’Occident moderne se représente la nature est la chose du monde la moins bien partagée (…) Humains et non-humains ne sont pas conçus comme se développant dans des mondes incommunicables et selon des principes séparés. L’environnement n’est pas objectivé comme une sphère autonome. Les plantes et les animaux, les rivières et les rochers, les météores et les saisons n’existent pas dans une même niche ontologique définie par son défaut d’humanité. »

«  De là est né un trouble qu’il fallait dissiper  », dites-vous dans une interview à la revue Tracés (numéro 12) «  et (ajoutez-vous) je crois que l’anthropologie est née pour dissiper ce trouble (…), c’est ce trouble qui continue à alimenter ma recherche. »

C’est un vieux débat que celui de nature et culture… Lamarck, Goethe, les Lumières de la fin du XVIIIe siècle redistribuèrent les productions de la nature qui jusque-là étaient 3 (animale, végétale et minérale) en 2 groupes « que distingue le seul critère de l’organisation  », disait François Jacob : « Les corps organisés  » et « les corps inorganisés ». Saint-Simon, au XIXe siècle, distingue 2 classes de phénomènes : « les fluides et les solides ou les corps organisés et les corps bruts. »

Vous allez nous dire, Monsieur Descola, les conclusions auxquelles vous avez abouties présentement en ayant posé l’hypothèse que «  tout humain se perçoit comme une unité mixte d’intériorité et de physicalité, état nécessaire pour reconnaître ou daigner à autrui des caractères distinctifs dérivés des siens propres  ». Cette dualité partout présente autorise un nombre réduit de combinaisons qui, selon vous, définissent quatre grandes catégories : animisme, naturalisme, analogisme et totémisme et six types de relation.

Une de vos combinaisons, l’animisme, concerne les Achuars que vous connaissez si bien. En utilisant votre vocabulaire : « Il est fondé sur l’idée que les humains et de nombreux non humains ont une intériorité de même nature qui permet des rapports de personne à personne, mais qui se distinguent par leur enveloppe corporelle.  »

La seconde, le naturalisme, est celle de l’Occident, et je vous cite : «  Il correspond à l’idée que seuls les humains ont une intériorité. Le reste, la nature et les artefacts, n’en ont pas, mais ils sont gouvernés par des lois et des principes identiques à ceux qui gouvernent la physicalité des humains. »
Vous donnez vos témoins.

Montaigne : « Qui contrôlera de près ce que nous voyons ordinairement des animaux qui vivent parmi nous, il y a de quoi y trouver des effets autant admirables que ceux qu’on va recueillant des pays et siècles étrangers. C’est une même nature qui roule son cours. »

Marc Bloch recommandait d’accorder tout son poids à l’histoire régressive, c’est-à-dire de regarder d’abord vers le présent afin de mieux interpréter le passé.

Karl Marx : « L’anatomie de l’homme donne la clé de l’anatomie du singe. » Ce qui nous évoque le Jules Verne des Enfants du capitaine Grand.

« Un singe ? Voilà un singe ? »

Et il montrait un grand corps noir qui, se glissant de branche en branche avec une surprenante agilité, passait d’une cime à l’autre, comme si quelque appareil membraneux l’eût soutenu dans l’air. En cet étrange pays, les singes volaient-ils donc comme certains renards auxquels la nature a donné des ailes de chauve-souris ?

Cependant, le chariot s’était arrêté, et chacun suivait des yeux l’animal qui se perdit peu à peu dans les hauteurs de l’eucalyptus. Bientôt, on le vit redescendre avec la rapidité de l’éclair, courir sur le sol avec milles contorsions et gambades, puis saisir de ses longs bras le tronc lisse d’un énorme gommier. On se demandait comment il s’élèverait sur cet arbre droit et glissant, qu’il ne pouvait embrasser. Mais le singe, frappant alternativement le tronc d’une sorte de hache, creusa de petites entailles et par ses points d’appui régulièrement espacés, il atteignit la fourche du gommier. En quelques secondes, il disparut dans l’épaisseur du feuillage.

« Ah ça ! qu’est-ce que c’est que ce singe-là ? demanda le major.

- Ce singe-là, répondit Paganel, c’est un australien pur sang !  
- Mac Nabbs répondit, Lady Helena, donneriez-vous donc raison à ceux qui les chassent comme des bêtes sauvages ? Ces pauvres êtres sont des hommes.
- Des hommes ? s’écria Mac Nabbs ! Tout au plus des êtres intermédiaires entre l’homme et l’orang-outang ! Et encore, si je mesurais leur angle facial, je le trouverais aussi fermé que celui du singe !  »

Il s’agit des aborigènes d’Australie a qui était imposée la notion de « Terra Nullius  », c’est-à-dire la terre qui n’appartient à personne, ou du moins à personne digne de ce nom. La terre n’appartient pas aux aborigènes, les aborigènes appartenaient à la terre. Grande commodité justificatrice pour l’invasion-colonisation. Poursuivons sur cette thématique un instant, qui traite d’un autre aspect des rapports entre nature et culture.

Deux expériences.

La première : à l’Unesco, il y a quelque dix ans, le Collectif culturel avait invité Alain Minc et moi-même pour débattre de la société et des politiques du moment. Alain Minc ouvrit le débat avec cette seule phrase, « le marché est naturel comme la marée », confortant une idée émise huit jours auparavant dans un colloque au Sénat par Alain Madelin : «  Les nouvelles technologies sont naturelles comme la gravitation universelle. » J’ai répondu immédiatement que le marché et les nouvelles technologies étaient des inventions humaines et qu’en les naturalisant, les deux hommes mettaient de côté leurs inventeurs qui devenaient des invités de raccroc, des êtres subsidiaires. Ils fatalisaient le marché-Dieu et hyper-libéralisaient la société. On voit bien qu’aujourd’hui que l’Histoire bouge, ces deux hommes sont hors du mouvement réel.

La seconde expérience : en l’espace d’un mois, nous sommes confrontés à deux catastrophes, l’éruption d’un volcan en Islande et l’explosion d’une plate-forme pétrolière sous-marine dans le Golfe du Mexique. En ne retenant que celle du pétrole, on sait aujourd’hui que c’est la culture, ou plutôt la culture non civilisée de BP qui n’a pas tenu compte des remarques de ses personnels et qui a construit l’extraction avec un tube, et non deux, en ajoutant qu’il y aurait sans doute plus de risques, mais un taux de rentabilité plus important.

On voit la complexité du rapport nature/culture : dans les deux cas, les logiques humaines et naturelles sont indépendantes. Dimanche 30 mai, la télévision française a diffusé une émission sur Hollywood et les Indiens. C’était dans le seul domaine de la culture, mais l’homme de science, Monsieur le professeur, que vous êtes, aurait été, j’en suis certain, tout aussi outré que moi de voir qu’un cinéma de Tartarins d’Hollywood a vécu de très longues années, d’Indiens d’opportunité qui n’avaient rien à voir avec les Indiens du réel.

Permettez-moi d’épeler votre carrière de chercheur et de professeur. Élève de l’Ecole normale supérieure de Saint-Cloud, rencontrant l’ethnologie à Paris X, puis chargé de mission par le CNRS en Amazonie, vous avez soutenu votre thèse en 1983 sous la direction de Claude Lévi-Strauss, puis avez enseigné en Amérique Latine, cherché à Cambridge et rejoint l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, où vous devenez directeur d’études en 1989. Au Collège de France, vous dirigez depuis votre arrivée le Laboratoire d’Anthropologie sociale et avez été invité à donner des conférences dans une quarantaine d’universités et d’académies étrangères. Vous avez édité des ouvrages d’importance depuis La nature domestique, en 1986, jusqu’à Par-delà nature et culture en 2005, en passant par votre participation au monumental Dictionnaire de l’ethnologie et de l’anthropologie en 1991. Toutes ces œuvres ont été traduites, et très souvent en plusieurs langues. Bien sûr, on ne compte plus les articles et entretiens de haute tenue dont vous êtes l’auteur. Tout ce travail vous a valu la Médaille d’argent du CNRS, la Légion d’honneur et l’Ordre national du mérite.

Actuellement au Musée du Quai Branly se tient une exposition, « La fabrique des images - visions du monde et formes de la représentation », qui est une parfaite illustration de votre pensée, avec des œuvres de toute beauté et de tout temps, rattachées par vous aux quatre catégories que vous avez discernées : l’animisme, le naturalisme, l’analogisme ou le totémisme. Vous en avez été le commissaire et un magnifique catalogue nous le raconte pour la mettre au travail en partage.

Je souhaite à ce moment remercier le Collège de France d’avoir invité Chomsky à Paris après trente ans d’absence. Chomsky, une pensée en révolution permanente, chose si tonifiante en ce moment mou de notre société où le travail, son absence ou sa sur-présence, sa conception managériale malmènent gravement l’être humain.

L’année prochaine, les Lundis du Collège de France à Aubervilliers auront précisément pour fil rouge « Le travail : expression de l’être humain » : « Travail et noblesse » ; « Travail et pouvoir d’agir » ; « Travail et savoir » ; « Les romans du travail » ; « Travail et économie » ; « Les lois sur le travail » ; « Travail et dignité ». Nous refusons le statut de « boxeur-manchot ». Il n’est pas naturel. Et nous rejetons la culture qui y mène.

Avec vous, Monsieur Philipe Descola, avec Chomsky, avec le travail qui veut respirer, je me sens, nous nous sentons en construction d’éléments de civilisation qui concerne tout ce qu’on reçoit (la nature) et tout ce qu’on travaille, sans oublier sa dimension citoyenne (la culture). Rien n’est jamais achevé ni accompli. Le monde contemporain est complexe et nous avons besoin de l’apport d’autrui. Vous avez à un degré rare l’option d’autrui Monsieur le professeur. Vous connaissez « la joie d’une porte qui s’ouvre, d’un horizon, d’une dilatation, on s’est dépassé ; à un degré plus faible, au moins une barrière qui s’abaisse. Et les richesses de l’autre sont inestimables  » écrivait en 1941 Ignace Meyerson qui poursuivait « il est difficile de sortir de soi  ». J’ai trouvé dans le si beau livre du cher Jean-Pierre Vernant « La traversé des frontières » aussi ces mots : « pour être soi il faut se projeter vers ce qui est étranger, se prolonger dans et par lui. Demeurer enclos dans son identité, c’est se perdre et cesser d’être. On se connait, on se construit par le contact, l’échange, le commerce avec l’autre. Entre les rives du même et de l’autre, l’homme est un pont  ».

À Aubervilliers, le 7 juin 2010

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