Article de Jack Ralite paru dans l’Humanité du 17 décembre 2009
De la politique à la police culturelle, le vertige des atteintes aux libertés
dimanche 20 décembre 2009
Le ministère de la culture a-t-il substitué l’esprit des affaires aux affaires de l’esprit ?
Récemment, j’ai présidé une remise de décoration à un universitaire italien, Nuccio Ordine, grand connaisseur de Giordano Bruno, homme de liberté et d’infini. Umberto Eco était présent qui, tout novembre au Louvre, a déplissé son ouvrage, le Vertige de la liste, qu’il conclut avec un « et cætera », comme le subtil comédien Jean Bouise disait en guise d’au-revoir « à suivre ». « Et cætera », « à suivre », c’est-à-dire pétitionner pour l’inachevé, l’insoupçonné, l’anachronique, l’inaccompli, qui « bourdonne d’essentiel », selon René Char, L’INFINI, LA LIBERTÉ, LA CRÉATION.
À la même heure au ministère de la Culture, onze syndicalistes viennent voir le ministre en urgence, eu égard à la flambée d’arrêts de travail dans les lieux du patrimoine. Il était à Lens, son directeur de cabinet étant à Paris. Il y eut fin de non-recevoir, et tout à coup, une trentaine de policiers arrivèrent. Les syndicalistes, après réflexion, partaient quand ils sont quasi jetés dans l’escalier et brutalisés. Alors j’ai décidé de dresser la liste des atteintes aux libertés de toute nature dans la culture. Cette liste, incomplète, donne le vertige. Il y a la grève du patrimoine, sa pointe avancée, le Centre Pompidou, établissement public autonome que le pouvoir bafoue en supprimant un agent sur deux départs à la retraite sans discussion. Il y a la décision gouvernementale unilatérale de biffer l’autonomie des établissements publics du patrimoine en les proposant aux collectivités locales. Tant pis si, appauvries par le pouvoir, elles ne peuvent en assurer l’entretien et les vendent au privé. Pis encore, le pouvoir a refusé au Sénat l’inaliénabilité de ces équipements. C’est la grande braderie, le renoncement à l’avenir de nos origines. Il y a la violence de la langue gouvernementale : M. Fillon décidant : « Faire mieux et moins cher » et qu’on s’interroge sur… « le degré de rigidité à la baisse » des administrations et personnels.
Un député UMP a recommandé « la suppression des structures publiques inutiles ». L’avenir du budget n’est plus garanti. Il y a l’Hadopi, prévoyant que les internautes téléchargeant gratuitement soient poursuivis par un juge ne les rencontrant pas. Il y a le rapport Jouyet-Lévy de 2006 pensé par des inspecteurs des finances et des industriels privés, décoré d’un seul artiste. Il traite les humains en actifs comptables, impose une vision financière des savoirs, de la culture identifiant la notion d’immatériel à celle d’esprit d’entreprise, d’entertainment, de publicité et de marque… Il y a les écrivains Marie NDiaye, Nedim Gürsel et Madame de La Fayette, le comédien François Cluzet et le directeur de l’École des beaux-arts de Paris, Henri-Claude Cousseau, menacés pour leur passion de la liberté. Il y a la taxe sur la publicité des télés privées que le Parlement n’a pas allégée, Bercy décidant aussitôt un amendement au collectif budgétaire pour l’allégement. Il y a la radio-télévision, aux directeurs nommés par le président de la République et fragilisée financièrement par le gouvernement, l’Europe et les fournisseurs d’accès marchant côte à côte et frappant ensemble. Il y a Google,avec lequel depuis huit mois, Bercy a « conseillé » à la BNF de travailler pour la numérisation de ses livres. Or Google impose le secret des accords et se réserve, de vingt-cinq à cinquante ans, l’exclusivité commerciale des œuvres numérisées. Google Books présente, en moyenne, aux internautes trois pages de livres parmi les plus lues. Google domicilié en Irlande, évite la fiscalité française. C’est un MONOPOLE.
Il y a le récent Forum d’Avignon, dont l’idée essentielle fut : la croissance a comme acteurs principaux la culture, la création, le savoir. Un important y a même proposé de substituer aux subventions et aides fiscales à la culture une aide unique proportionnelle au profit fait par les initiatives que deux voix, applaudies, ont contestée. Il y a l’intermittence toujours non réglée détruisant tant de talent. Il y a les travailleurs, blessés dans leur travail, que l’exploitation désosse. Ils ne respirent plus sur les plateaux, à l’usine, au bureau, à l’école, cessant d’être partenaires des artistes et des scientifiques. Il y a la réduction générale des politiques publiques n° 2, véritable exaltation technocratique qui, de 2009 à 2011, supprime 670 emplois, qui seront 1 000 si l’esprit du budget n’est pas combattu. Le ministère est menacé, tous ses personnels atteints dans leur dignité. Cela concorde avec les cinquante ans du ministère, passé d’une grande politique publique nourrie du Front populaire et de la Libération, à une communication culturelle, puis une marchandisation culturelle, ensuite une financiarisation culturelle, enfin une mise sous tutelle des affaires de l’esprit par l’esprit des affaires. Hier, de grandes luttes ont créé l’exception culturelle au Gatt, contrecarré les grands intérêts privés à Seattle, rejeté l’AMI à l’OCDE, la Convergence à Birmingham, et imposé à l’Unesco la diversité culturelle, avec ses limites, les crocs-en-jambe de l’OMC et la politique de concurrence de l’Europe. Aujourd’hui, les équipements culturels sont très vivants, vie associative et mouvement amateur aussi, tandis que l’explosion d’Internet promet, si elle est régulée, civilisée. Dès 1975, Pasolini pressentait cela. Il pointait « la mise en place d’une véritable et grande révolution de droite qui crée des décombres qui ne sont pas que des pierres, mais des valeurs humanistes et populaires ». (…) « Le bougé, disait-il, va renverser la notion d’obéissance et de désobéissance au point que toute logique que nous appelons historique a été balayée, non pas par la rébellion des désobéissants mais par une volonté nouvelle des obéissants. » Ce fait a désemparé. « Il y a besoin d’une nouvelle conscience. »
On doit construire un monde pour l’homme et non un monde où l’homme est comme n’importe quel autre étant. Umberto Eco dit : « Tout texte est une machine paresseuse qui prie le lecteur d’accomplir une partie de son propre travail. » C’est un appel à agir en dépassant les clivages voulus par le pouvoir. Le héros d’Antonio Tabucchi dans Pereira prétend connaître des difficultés face au Pouvoir et à la peur. Cet homme ordinaire, courageux, devient résistant et ne dit plus « et cætera », « à suivre » pour noter les atteintes aux libertés, mais « et cætera », « à suivre » pour défendre et construire de nouvelles libertés pour la création et le travail.
Jack Ralite, sénateur de Seine-Saint-Denis
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