Disparition. Gabriel Garran, un poète qui a épousé la scène

Publié dans l’Humanité, Dimanche 8 Mai 2022 par Jean-Pierre Léonardini

mardi 10 mai 2022

Photo de Gérald Bloncourt/ Bridgeman Images
Gabriel Garran lors de répétitions au Théâtre d’Aubervilliers, en mai 1962.

Le créateur, à Aubervilliers, du premier théâtre public permanent de la banlieue parisienne est décédé à l’âge de 95 ans, après une existence entamée au plus noir de l’Occupation.

Nous apprenons avec chagrin la mort de Gabriel Garran à 95 ans, au terme d’une vie vouée à la défense et illustration du service public du théâtre, au plus haut prix de l’exigence. Gaby (ainsi disait-on familièrement), adolescent, subit la disparition de son père, raflé à Paris le 19 mai 1941. Pejsach Gersztenkorn, mort au camp d’Auschwitz, était tricoteur à façon dans son atelier de Ménilmontant. Avec son épouse, Myriam Katz, venus de Pologne, ils avaient émigré en France dès les années 1920. Plus tard, la famille habitera rue François-Miron, dans le Marais. Gabriel, en septembre 1940, brillant élève en lettres au lycée Turgot, s’était vu orienter de force, par ordre de Vichy, en section commerciale avec les six autres enfants juifs de sa classe.

On ne peut comprendre l’être de Gaby qu’en commençant par ces expériences atroces, qui donneront les traits d’une sensibilité extrême à cet homme souriant, d’apparence timide, soulevé par une énergie au premier regard insoupçonnée. Le 16 juillet 1942, sa mère échappe à la rafle du Vél’d’Hiv. Gabriel et sa sœur, Jeanne, sont cachés en banlieue par des antifascistes italiens, puis Gabriel, sa mère, sa sœur, deux tantes, un petit cousin, passent clandestinement en zone libre. J’évoque d’emblée ces circonstances, avant d’en venir à l’art du théâtre, l’essence même de l’existence de Gaby, lequel a relaté, dans un livre admirable, Géographie française (Flammarion, 2014), ses aventures d’enfant juif caché dans les recoins de la France occupée.

Du Congo au Québec, Un révélateur de talents

L’entrée en théâtre a lieu dans les années 1950. Il se forme auprès de Tania Balachova, qui élève l’élite des comédiens. Il vend son appartement, crée sa première compagnie, met scène, au Tertre, On ne meurt pas à Corinthe, de Robert Merle, et Vassa Geleznova, de Gorki.
En 1962, il est assistant de Jacques Rozier pour le film Adieu Philippine. Bernard Dort avait suggéré qu’il y avait à provoquer le rendez-vous d’un « théâtre sans public », fait par de jeunes créateurs, avec des « publics sans théâtre ».

Il y avait déjà Vilar, Rétoré à Ménilmontant, Jo Théhard à Caen, Planchon à Lyon. La
rencontre avec Jack Ralite, maire adjoint à l’enseignement et à la culture de la municipalité communiste d’Aubervilliers, sera décisive. Les deux hommes inaugureront, le 25 janvier 1965, avec la bénédiction de Vilar, le Théâtre de la Commune d’Aubervilliers, premier théâtre permanent de la banlieue parisienne. En 1971 sera acquis le statut de Centre dramatique national. Gaby l’animera jusqu’en 1983.
Avec quelque 83 œuvres montées, dont 65 inédites, dans la salle aménagée par René Allio, Gaby s’affirme en metteur en scène hyperactif, friand de textes contemporains, reconnaissant envers certains classiques ( Coriolan et Henri VIII, de Shakespeare, Platonov, de Tchekhov...). Pour le reste, c’est Vichnevski ( la Tragédie optimiste), Max Frisch, Adamov (Off Limits), Peter Weiss ( l’Instruction), Dürrenmatt, Brecht ( Les Visions de Simone Machard), O’Neill ( Le marchand de glace est passé), Pavel Kohout, O’Casey, Strindberg, de son ami Serge Ganzl ( la Bouche, les Vampires)... J’ai en tête des images de sa mise en scène de Liolà, de Pirandello, pièce sicilienne qu’admirait Gramsci, avec Philippe Léotard dans le rôle-titre. Époque faste, animée par le désir d’un « théâtre populaire », parfois en contradiction avec la saisie du public. Je pense à la pièce d’O Neill, si puissante et noire. Il invite Chéreau, Ariane Mnouchkine ( les Clowns), le Bread and Puppet...

Fondateur du Théâtre international de langue française

En 1985, après Aubervilliers, il fonde le Théâtre international de langue française, implanté, en 1993, au Pavillon du Charolais, à la Villette. Il y révèle Soni Labou Tansi (Congo), Marie Laberge (Québec), Nancy Huston (Canada), Koffi Kwahulé (Côte d’Ivoire)... Fin 2004, il passe la main, ne renonce pas à créer, ouvre le Parloir contemporain, avec des d’Adamov, Yasmina Reza, Lyonel Trouillot, Mireille Havet. Et cette pièce retrouvée de Romain Gary, Tulipe, qu’il mêle avec la correspondance de celui-ci avec Jouvet, dont il eut la faiblesse amicale de me confier le rôle. En 2016, dans Rappelle-toi, téléfilm de Xavier Durringer, Gaby jouait un vieux résistant communiste. Il a écrit des poèmes, publiés aux éditions Riveneuve/Archimbaud.

À 10 ans, il passe sous une voiture. Un instant, on le croit mort. En 2005, une moto l’envoie en l’air devant le Théâtre de la Ville. Il survit. On le perd définitivement et une foule d’acteurs et de spectateurs songe, avec gratitude, à cet homme de talent au cœur si pur.

1 Message

Répondre à cet article