Elsa Triolet fan de Johnny

article paru dans l’Humanite le 16 juin 1993

mercredi 6 décembre 2017

Dans « les Lettres françaises » (no 1016, du 13 au 29 février 1964), Elsa Triolet consacrait sa chronique théâtrale à Johnny Hallyday. Voici des extraits de ce beau texte, à bien des égards prémonitoire.

« Il ne laissait pas le temps à la salle d’applaudir, il excitait ses musiciens comme un cocher ses chevaux : « Plus fort ! Plus fort !...? Encore plus fort !... ». C’est le galop à mort, le délire de la vitesse, de la musique, de la danse... Il semblait connaître chaque spectateur dans la salle, s’amuser avec elle, follement et, soudain, confier son désespoir à tout ce monde, comme mortellement blessé, souffrant à la mesure de sa taille, de sa force et non pas à celle des mauviettes qu’il avait devant lui : « Pas cette chanson... » ou « Serre la main d’un fou... » du récital précédent, cette main que personne ne veut serrer. Un tigre souffre, lui aussi, et un adolescent donc !

« Un métier à se demander s’il y a pour lui une coupure entre la vie quotidienne et la scène, tant il est chez lui dans la lumière des projecteurs, le public comme des convives qu’il veut combler, l’exhibition comme un amusement délirant, pour l’acquérir, ce métier, il faut qu’il ne l’abandonne jamais, qu’il s’exerce sans arrêt, que ce qu’il fait en scène, il le continue dans la rue, et en mangeant, et en dormant... Une image que cela, car à ce rythme, et aussi jeune animal joueur que l’on soit, il y aurait de quoi mourir cent fois d’une rupture du coeur !

« Il fait un de ces potins, un tintamarre, un fracas énorme. On se trouve à l’Olympia comme à l’intérieur d’une cloche qu’on est en train de sonner. Insoutenable, insupportable, on en a le tympan enfoncé, la tête vous en éclate. Pourquoi, je m’extasie, dans ces conditions ? Mais parce que c’est une question de réglage des moyens de Johnny autant que de la sonorisation excessive de la salle - il faut bien dire que les autres, avant lui, semblaient hurler, eux aussi ! - et qu’il suffirait après tout de baisser le son pour que cela soit gagné.

« A cause de ce fortissimo ininterrompu, vous être assourdi au point que le meilleur se perd, et pas seulement de Johnny : il a avec lui un batteur sensationnel dont il est difficile d’apprécier les prouesses folles, les crescendo et l’accélération étant rendus inaudibles dans ce perpétuel bruit de Niagara qui s’abat sur vous dès le premier moment de l’apparition de Johnny. Fureur ! Fureur de vivre, ô James Dean...

« Le malheur d’être trop bien servi par les dieux... De quoi lui en veut-on, à ce splendide garçon, la santé, la gaîté, la jeunesse mêmes ? De sa splendeur ? De la qualité de ses dons et de son métier acquis, de sa sottise de jeune poulain ? Des foules qui le suivent irrésistiblement ? De l’argent qu’il gagne ? C’est la même haine que pour Brigitte Bardot. Et lorsqu’on leur tombe dessus, je reconnais en moi cette colère qui me prenait au temps où l’on essayait d’abattre Maïakovski, et d’autres fois, d’autres poètes... comme le soir où l’on a sifflé « Hernani ! » aux Français, en 1952, pour le cent cinquantenaire de Victor Hugo. Cette volonté de détruire ce qui est trop bien, trop beau, trop gigantesque... La réputation que l’on fait à ceux que l’on veut détruire. Dieu sait pourquoi ! (...)

« Je suis, comme vous le voyez, des fans de Johnny Hallyday. Vous trouvez cela grotesque ? Vous avez tort, je suis à l’âge où, si on n’est pas un monstre, on aime ce qui est en devenir. Je ne peux pas attendre l’an 2000 quand on invitera un Johnny de cinquante-six ans, si mon compte est bon, à la Maison-Blanche... »

ELSA TRIOLET

Le concert de Johnny Hallyday à la Fête de l’Huma en 1985

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